30 nov. 2009

« L'IMMATURITÉ DE L'HUMANITÉ À S'ACCOMPLIR ELLE-MÊME »

Comment sortir de la crise ?

Pierre Gounod, dans « L'hypothèse générale de la prospective anthropolitique » reprend un extrait d'un texte d'Edgar Morin sur la Société-monde (Éthique) :

« Où en sommes-nous dans l'ère planétaire ? Ma thèse est que la globalisation de la fin du XXe siècle a créé les infrastructures communicationnelles, techniques et économiques d'une société-monde ; Internet peut être considéré comme l'ébauche d'un réseau neurocérébral semi-artificiel d'une sociétémonde2. Mais l'économie libérale, qui en a engendré les infrastructures, rend impossible la formation d'une telle société, puisqu'elle inhibe la constitution d'un système juridique, d'une gouvernance et d'une conscience commune. Or la société-monde, pour émerger, a besoin d'un droit et d'instances planétaires qui seraient en mesure d'affronter les problèmes vitaux de l'humanité ; elle a besoin au minimum d'une réforme de l'ONU, avec pour horizon une confédération des nations et la démocratisation de la planète. Elle a besoin, répétons-le, d'une politique de la civilisation et d'une politique de l'humanité qui se substitueraient à la politique de développement. Elle a besoin, à la fois comme préalable et comme effet, que s'inscrive et s'approfondisse dans la psyché de chacun une conscience, à la fois éthique et politique, d'appartenance à une même Terre-Patrie.

On ne saurait se masquer les obstacles énormes qui s'opposent à l'apparition d'une société-monde. La progression unificatrice de la globalisation suscite des résistances nationales, ethniques, religieuses qui produisent une balkanisation accrue de la planète, et l'élimination de ces résistances supposerait, dans les conditions actuelles, une domination implacable. 
Il y a surtout l'immaturité des États-nations, des esprits, des consciences, c'est-à-dire fondamentalement l'immaturité de l'humanité à s'accomplir elle-même. 
C'est dire, du même coup, que si elle réussissait à se forger, c'est une société-monde barbare qui se forgerait. Elle n'abolirait pas d'elle-même les exploitations, les dominations, les dénis, les inégalités. Toutefois, elle surmonterait la souveraineté absolue des États nationaux et permettrait le contrôle du quadrimoteur science/ technique / économie / profit dont la course incontrôlée nous conduit à l'abîme. 
Nous sommes en face d'une contradiction : la société-monde est un préalable pour sortir de la crise de l'humanité, mais la réforme de l'humanité est un préalable pour arriver à une société-monde qui puisse sortir de l'âge de fer planétaire. »

No comment…

27 nov. 2009

RAPT OU LE POUVOIR CONTESTÉ

Le roi est nu

Le fonctionnement des économies développées supposent tout un enchevêtrement de prestations successives pour arriver à les faire fonctionner. Nous ne voyons que la partie immergée de l'iceberg : qui pense à tout ce qui a dû être mobilisé pour qu'un fruit ou un légume arrivent jusqu'à l'étal du marchand où nous allons les acheter ? Qui est vraiment conscient du nombre d'acteurs multiples qui interviennent pour qu'une voiture puisse effectivement rouler ? A quoi servirait cette voiture si les routes n'existaient pas ? Comment pourrait-on construire des routes ou des immeubles, s'il n'y avait pas des carrières extrayant les bons agrégats ? Qui sait que, sans ces agrégats, nos villes s'effondreraient ?
Oui les rouages essentiels sont le plus souvent cachés et ignorés. Oui, nos sociétés reposent sur ces « inconscients » qui sous-entendent nos performances quotidiennes. Si jamais, nous les ignorons, si, pour une raison ou une autre, ils viennent à se gripper, plus rien ne fonctionne.
Ces icebergs ne concernent pas que les fonctionnements matériels, mais aussi toutes les organisations et processus immatériels. Le pouvoir ne peut s'exercer que s'il est reconnu et accepté.
Les dirigeants, qu'ils soient à la tête d'organisations politiques ou d'entreprises privées, vivent parfois dans l'illusion de maîtriser les choses et peuvent avoir une vision exagérée de leur pouvoir réel. 
Le film Rapt de Lucas Belvaux, inspiré de l'affaire du baron Empain, apporte un éclairage sur la fragilité du pouvoir : même la détention d'une part significative du capital n'est rien si l'on n'est plus perçu comme légitime et compétent. Avant le rapt, Stanislas Graff se croyait tout puissant, invulnérable et « au-dessus des lois ».
Durant le rapt, son absence et la révélation des parties cachées de sa vie amènent à une décomposition de la confiance qui l'entourait et à une recomposition des réseaux de pouvoir. Après le rapt, il se retrouvera dépouillé de cette puissance qu'il croyait posséder.
Sévère, mais salutaire rappel à la réalité…

26 nov. 2009

ATTENTION À NE PAS TOMBER DANS UN TROU NOIR

Les trous noirs mangent de l'information

Depuis que je suis en âge de m'intéresser à la physique, les trous noirs m'ont toujours fasciné. Probablement d'abord à cause du nom : il évoque justement cet espace obscur au fonds du placard, celui qui avait hanté mes nuits d'enfants. Ensuite parce que cet idée d'une sorte d'aspirateur géant qui avale tout ce qui passe à proximité, matière comme lumière, est saisissante. Tout autre monstre n'est qu'un gentil doudou à côté d'un trou noir !
Mais ce n'est pas la seule conséquence de ces trous noirs : ils ne se contentent pas d'absorber de la matière, ils « mangeraient de l'information » et contribueraient à rendre le monde encore moins prévisible ! En effet, quand ils absorbent des particules, ils font aussi disparaître les fonctions d'onde associées. Or, « pour prédire entièrement le futur, il faut connaître entièrement toutes les fonctions d'onde d'aujourd'hui… Cette question conduit donc directement à se demander si les trous noirs n'imprègnent pas l'évolution de notre Univers d'une suite fortuite d'événements, encore plus fondamentale. » 
Si même les trous noirs jouent à fausser nos prévisions…
Mais il n'y a pas que les trous noirs auxquels il faudra faire attention lors de votre prochain voyage dans l'espace : l'espace est déformé par tous les objets qui s'y trouvent, et ces masses ne se contentent pas de courber l'espace, mais elles déforment aussi le temps.
Une question au passage : la structure du temps peut-elle se déchirer, puis se réparer ? Selon la théorie des cordes, oui. Mais cette théorie est largement contestée…
Enfin, si l'on fait un saut dans l'ultra-petit, le temps peut aussi jouer des tours : ainsi deux particules peuvent être tellement « sœurs jumelles » que, même séparées, elles continuent à se transmettre instantanément toute information. Comment font-elles ? Où est le truc ?

25 nov. 2009

LE PRINCIPE D’INCERTITUDE VA JUSQUE DANS NOTRE CERVEAU

Ciel mes neurones font de la mécanique quantique !

Rappelons d'abord le fameux principe d'incertitude d'Heisenberg : je ne peux pas connaître à la fois précisément la vitesse et la position d'une particule élémentaire. Mieux je connaitrai sa position, moins je connaitrai sa vitesse. Et réciproquement. Donc si je sais où elle est, je ne sais pas où elle va. Si je sais dans quelle direction elle se dirige, je ne sais pas où elle se trouve.
Pour faire comprendre ce principe, il y a un exemple simple : si vous voulez savoir très précisément où se trouve la particule, vous allez devoir l'éclairer fortement pour la localiser. La quantité de lumière sera telle qu'elle viendra modifier le niveau d'énergie de la particule, et donc vous ne pourrez pas connaître quelle était sa vitesse.
Une des conséquences amusantes de ce principe est que, si vous cherchez à confiner les particules dans des boites très petites, elles vont se déchainer : elles ne supportent pas que l'on sache où elles sont !
Autre conséquence plus troublante de la mécanique quantique : il y aurait comme une sorte de communication instantanée à distance entre les particules. Ce paradoxe, dit paradoxe EPR, viendrait contredire la sacrosainte loi de la vitesse de la lumière comme vitesse limite. Il est mis en évidence suite à la séparation de deux particules initialement en interaction : toute modification constatée sur l'une se transmet instantanément à l'autre, comme si l'information voyageait instantanément. Rappelez-vous les deux images de poisson : tout changement observé sur un poisson était immédiatement et simultanément constaté sur l'autre, et pour cause, puisque c'était le même poisson. Sommes-nous devant le même type de réalité arrière cachée ?
Tout ceci me rappelle ces tours de magie, au cours desquels on est émerveillé par ce qui se passe et qui contredit les lois de la nature : un chapeau ne peut pas contenir à la fois une dizaine de lapins, trois couples de colombes, la moitié du rayon de foulards d'un magasin de quartier. Il y a un truc, forcément. Où est le truc, cette fois ?
Mais comme cela ne concerne que des particules extrêmement petites, nous n'avons pas de raison de nous faire des nœuds au cerveau. Dans la vie quotidienne, rien de tout cela ne s'applique : je n'ai à me préoccuper que des faisceaux de particules, pas d'une particule en particulier. Mes neurones peuvent se reposer tranquillement.

Mais au fait, mes neurones justement, comment communiquent-ils entre eux ? 
Le point de contact est appelé synapse et la transmission est de nature chimique : un neurone émet au niveau de la synapse des molécules, des neurotransmetteurs. Ceux-ci sont réceptionnés par l'autre neurone et ils provoquent telle ou telle réaction en fonction du neurotransmetteur émis. C'est grâce à ce mécanisme que circule l'information entre neurones. Tout le fonctionnement de notre cerveau repose là-dessus : activité consciente et inconsciente, mémoire, interprétation, émotion, sentiment, décision. Sans neurotransmetteurs, rien. Cette émission de neurotransmetteurs s'appelle une exocytose. Joli nom, non ? Cette exocytose suppose l'ouverture de petites vésicules qui contiennent les molécules à émettre. Jusque là, rien de bien troublant. Oui, mais ces vésicules sont tellement petites, les quantités émises tellement faibles, que l'on se trouve dans les ordres de grandeur où il faut appliquer la mécanique quantique : dès que l'on analyse la transmission synaptique, on doit passer à une approche probabiliste. 
Ainsi derrière chacune de nos émotions, chacun de nos réflexes, chacune de nos pensées, il y a un peu du principe d'incertitude. 
A partir de cette information, on peut jouer au jeu du « cerveau quantique » :
- Nos pensées sont partout et nulle part à la fois : il est impossible de les localiser et de savoir où elles vont. Si je sais à quoi je pense, je ne sais pas où cela va me conduire. Si je sais où cela va me conduire, je ne sais pas pourquoi. 
- Chacune de nos pensées est intraçable : on ne peut connaître que le flux global des pensées et non pas les suivre, une par une.
- Tout confinement conduit à l'agitation : toute tentative d'enfermer un raisonnement dans un cadre étroit provoquera un bouillonnement de la pensée qui permettra au sujet de s'échapper,
- …

Quelle pagaille en perspective…

24 nov. 2009

COMMENT SAVOIR LE SENS DE CE QUE L’ON REGARDE ?

Nous n'avons pas la possibilité de passer derrière l'écran


Vous avez devant vous deux listes de résultats provenant de deux caméras distinctes. Vous savez que l'une des caméras mesure la position et que l'autre analyse la couleur. Le premier listing se compose de la suite suivante : « gauche », « gauche », « droite », « gauche », « gauche », « droite »,… Le second est : « rouge », « blanc », « rouge », « rouge », « blanc », « rouge »,…
Avec ces informations, vous savez donc que l'objet vu par la camera 1 est soit à gauche, soit à droite, et que celui vu par la caméra 2 est soit rouge, soit blanc. Vous ne pouvez rien déduire de plus.
Or c'était le même objet qui était vu par les deux caméras : il s'agissait d'une boule soit blanche, soit rouge qui passait aléatoirement à gauche ou à droite.
Cette expérience décrite par Michel Bitbol (« Mécanique quantique, une introduction philosophique ») pose très simplement la question suivante : comment pouvons-nous savoir quand on peut ou non unifier des contextes, c'est-à-dire affirmer que telle et telle observations proviennent en fait du même objet ?

Autre exemple : mettez un poisson dans un aquarium, filmez-le par deux objectifs et projetez les deux images sur deux écrans dans une salle voisine. Tous les spectateurs vont voir deux poissons exactement synchrones. Tout ce qui se passe pour l'un se répercute immédiatement sur l'autre. Tout le monde risque d'être tenté de penser que c'est le même poisson filmé sous deux angles différents. Mais comment en être sûr si l'on reste dans la salle sans avoir accès à l'aquarium.

Prenez maintenant un cylindre. Comment le définir ? Un moyen simple est le suivant : si, en coupant un objet selon un plan, vous obtenez un rectangle, et qu'en le coupant selon le plan perpendiculaire, vous obtenez un cercle, c'est un cylindre. Maintenant si vous avez devant vous un rectangle et un cercle, et que vous savez seulement que chacun est le résultat d'une coupe faite sur un objet, vous ne pouvez rien conclure sur l'objet lui-même : rien ne vous dit que les deux coupes viennent du même objet et que ces deux coupes sont orthogonales.

Dans la vie quotidienne, nous sommes constamment devant ce dilemme : est-ce que les différentes informations qui m'arrivent simultanément proviennent oui ou non du même objet ? Comment puis-je être certain que ce que je vois et ce que j'entends proviennent de la même source ?
Parfois, nous avons la possibilité de « passer derrière l'écran » et de nous assurer que, oui, c'est bien le même objet et que, donc, nous avons le droit de réunir les informations. Mais souvent, ce n'est pas possible : nous qui ne lisons le monde qu'à partir de ce que nous voyons, comme savoir ce qui se passe vraiment ? Peut-on réunir des données et considérer qu'elles décrivent des aspects différents de la même réalité ? Ou à l'inverse, ce sont des données qui correspondent à des réalités disjointes ? Comment savoir ?
La réponse est malheureusement assez claire : on ne sait pas. Nous n'avons accès qu'aux apparences et nous n'avons pas accès à la « chose en soi ». Déstabilisant, non ?

23 nov. 2009

LA CRISE DE LA VITICULTURE EST TERMINÉE

Ne laissons plus les viticulteurs brûler de l'argent en plein air

Ce jeudi, je suis passé dans l'Ile de la Cité et ai fait un arrêt aux Marchés aux fleurs. Mon regard sautait sans beaucoup d'attention d'une plante à l'autre, quand il s'arrêta sur un cep de vigne et son prix : 375 €.

Le cep n'avait rien d'exceptionnel (voir la photo ci-jointe prise ce même jour), juste un cep comme on peut en voir en abondance dans toutes les régions viticoles.

J'eus alors un éclair : voilà la solution à la crise viticole. Tous les viticulteurs sont riches comme Crésus sans le savoir. Il faut simplement qu'ils arrêtent cette attitude stupide et rétrograde qui consiste à brûler les ceps de vigne après les avoir arrachés. Non, il faut soigneusement les retirer du sol, les loger précautionneusement dans des pots – pas de souci, un pot en plastique fera l'affaire –, puis les mettre dans un camion et venir les vendre aux Parisiens qui en seront ébahis de plaisir.


Vu le nombre de ceps de vigne qu'il y a par hectare, leurs fortunes sont faites. Il est même probablement plus rentable de venir revendre les ceps de vigne que de produire des grands crus.

Quand je pense à tous ces ceps qui brûlent au bord des champs, c'est un peu comme Serge Gainsbourg qui avait brûlé un billet de 500 F au cours d'une émission TV.

Que les viticulteurs se rassurent donc, la crise est derrière eux !

20 nov. 2009

« LA VÉRITÉ, C'EST QUE J'AVAIS UNE IDÉE, UNE IDÉE PAS FAMEUSE… »

Comment est né Air Liquide

« La vérité, c'est que j'avais une idée, une idée pas fameuse, mais qui a eu quand même d'utiles conséquences, comme il arrive parfois aux plus mauvaises idées. Je voyais mon invention de l'acétylène dissous, à peine éclose, péricliter pour différentes raisons, dont l'une était le prix alors élevé du carbure de calcium. J'eus alors la pensée qu'on pourrait peut-être réduire ce prix en substituant à l'électricité, pour la production des hautes températures nécessaires à la fabrication de ce produit, la simple combustion du charbon par l'oxygène si l'oxygène lui-même pouvait être produit à bas prix.


Bien que cette conception soit restée stérile jusqu'ici et qu'on fabrique toujours le carbure par l'électricité, c'est donc cette conception tout de même - et on aura raison d'appeler cela de la chance - qui m'a amené à l'oxygène pour sauver l'acétylène dissous, avec cette chance supplémentaire et inouïe que c'est quand même cet oxygène qui l'a sauvé en lui donnant le débouché, que je ne pouvais prévoir, du soudage et du coupage, Et ainsi l'acétylène dissous est devenu le gros client de L'Air Liquide, dont il a, à son tour, assuré le succès.

Ce n'est pas tout: s'il est certain que c'est par l'acétylène que j'ai été amené à l'air liquide, il est non moins certain que l'air liquide à son tour m'a conduit à l'extraction des gaz rares, puis à j'extraction de l'hydrogène des gaz de fours à coke et à la synthèse de l'ammoniac par les hyperpressions

Ainsi s'exprimait Georges Claude dont les inventions sont à l'origine, au début du 20ème siècle, de la création d'Air Liquide. Pour qu'Air Liquide se crée, il avait fallu en plus que ces idées rencontrent des hommes comme Paul Delorme, puis Frédéric Gallier prêts à prendre des risques.

Bel exemple de modestie à méditer par tous ceux qui se croient capables de prévoir…

19 nov. 2009

IMAGINER LE FUTUR ET ACCOMPAGNER LA MISE EN ŒUVRE DE SA VISION

Un long chemin fait d'ajustements successifs, d'obstination et de rythme

En 1983, j'ai acheté ma maison en Provence. Le gros-œuvre de la maison était en très bon état, mais l'intérieur était complètement à refaire. Pour le jardin – je devrais dire le terrain –, tout était à faire : à part la truffière, ce n'était que ronces et pruniers, une sorte de jungle, version maquis provençal. Au cours des six premiers mois, j'ai tout nettoyé et me suis retrouvé devant une feuille blanche, ou plutôt verte.
J'ai alors imaginé comment tout ceci pourrait devenir un jardin, me suis construit une vision de comment ce serait à terme. Je me suis assuré que c'était réaliste, compte-tenu du climat et du temps que j'étais prêt à consacrer. Compromis entre ce que je voulais, ce qui naturellement pouvait pousser là, et les moyens disponibles.
Depuis, cette vision s'est mise en œuvre et j'ai sculpté, au cours des années, plantes, arbres et terrain. Le début fut le plus facile : il suffisait de planter des arbres. Simplement il fallait faire attention à les imaginer grands et donc à ne pas les planter trop proches les uns des autres.
Le plus difficile a été d'accompagner leur croissance. J'écris « accompagner », car c'est l'arbre qui grandit, moi, je ne suis qu'un facilitateur. Au fil des années, j'ai appris à sentir les branches qu'il fallait couper, celles qu'il fallait conserver. Tailler un arbre n'est pas un acte logique et rationnel, c'est une affaire d'attention et d'intuition. Bien sûr, il y a quelques règles techniques de base à respecter, mais ce n'est pas vraiment l'essentiel. 
C'est d'abord une affaire d'esthétique et d'équilibre, comme les volumes d'une statue ou le jeu de couleurs d'un tableau. Pour réussir une taille, il faut savoir prendre du recul et s'observer agissant pour deviner les conséquences des gestes que l'on est en train d'entreprendre.
C'est aussi une affaire d'imagination : il faut se projeter dans le futur et imaginer ce que va pouvoir devenir cet arbre et ceux qui l'environnent. Chaque entaille faite aujourd'hui est porteuse de ce futur implicite qui est inscrit de façon indélébile dans ce choix.
C'est enfin savoir respecter les rythmes de la nature. Inutile de vouloir brusquer les choses ou de chercher à faire naître une branche là où c'est impossible. Tailler ce n'est pas créer, c'est accompagner la vie et choisir entre des possibles préexistants. 
Ce sont ces tailles répétées années après années qui ont permis à ce jardin d'être aujourd'hui en ligne avec ce que je voulais.

Mettre en œuvre une stratégie, c'est aussi un long chemin, fait d'ajustements successifs, d'obstination et de rythme. 
Au moment du lancement de cette stratégie, on sait quelle mer on vise, on connait les chemins qui peuvent permettre de l'atteindre, on a identifié les ruptures potentielles les plus dangereuses, on sait précisément comment on va commencer, après on verra ! Aussi, la première chose à ne pas manquer, c'est de coller au plus près du réel.

18 nov. 2009

LA SUPPRESSION DE LA TAXE PROFESSIONNELLE N’EST PAS NÉCESSAIREMENT UNE BONNE NOUVELLE POUR LES ENTREPRISES

« Oui, mais pas chez nous ! »


Le débat actuel sur la suppression de la taxe professionnelle fait actuellement rage. Il porte pour l'essentiel sur la question du financement des collectivités locales – communes et groupement de communes – : comment vont-elle être financées à l'avenir ? Quels seront leurs marges de manœuvre sur l'évolution de ces ressources ?

Double débat évidemment essentiel dont va dépendre leur capacité à faire face ou non à leurs dépenses et le maintien d'une réelle décentralisation. On voit clairement derrière tout ceci flotter ce jacobinisme qui reste de règle dans la plupart des « élites » parisiennes.

Le monde des entreprises reste absent de ce débat, trop content d'engranger enfin cette suppression de la taxe professionnelle tant attendue.

Or je ne pense pas qu'il soit de bonne politique de rester ainsi absent de ce débat et se désintéresser de la suppression du lien entre les entreprises et le territoire sur lequel elles se trouvent.

En effet, si la taxe professionnelle présente des inconvénients importants à cause de son mode de calcul, elle a le mérite de créer une forme de solidarité de fait entre l'entreprise et la ou les communes où elle est implantée : quand la direction d'une usine a un projet de création d'une nouvelle activité et d'extension d'une activité existante, elle sait rencontrer auprès des élus locaux concernés des oreilles a priori bienveillantes. Ceci est d'autant plus important que ce sont bien souvent les seules : la montée en puissance de l'environnement et de l'écologie fait que quasiment tous les autres acteurs – administration, associations locales – vont chercher à s'opposer au projet.

Qu'en sera-t-il demain si l'on supprime la taxe professionnelle et qu'il n'y a plus aucun lien ou un lien très lâche entre une usine et les ressources de sa commune ? Ne va-t-on pas voir le maire devenir le premier opposant à tout projet d'extension ? Ne va-t-on pas comme pour la plupart des projets d'infrastructures voir les populations locales et leurs élus dire « Oui, mais pas chez nous » ? Est-ce que cela ne risque pas d'accélérer la "tertiarisation" de notre pays ?

Non, vraiment, je pense que c'est une vision bien à courte vue de se désintéresser de ce débat du financement des collectivités locales. Le MEDEF et les entreprises qu'il représente pourraient avoir un réveil douloureux…


17 nov. 2009

« LE MOI SUBLIMINAL N'EST NULLEMENT INFÉRIEUR AU MOI CONSCIENT »

Henri Poincaré, dès 1908, parlait du rôle du travail inconscient dans l'invention

Henri Poincaré a écrit en 1908 un traité « Sciences et Méthodes » dans lequel il mène une réflexion sur la méthode scientifique et l'applique ensuite aux mathématiques, à la mécanique, à l'astronomie et à la géodésie.

Dans la partie initiale, il centre notamment sa réflexion sur le processus de l'invention et de la création. Il est frappant de voir comme il était précurseur et en phase avec la vision actuelle telle qu'issue par les derniers développements des Neurosciences (voir notamment « le Nouvel Inconscient » de Lionel Naccache, mon livre Neuromanagement et mon article : « CONSCIENCE ET INCONSCIENCE, LE « YIN ET YANG » DE NOS PROCESSUS VITAUX »)

Sur le processus de l’invention et de l’inspiration : 
« Ce qui frappera tout d'abord, ce sont ces apparences d'illumination subite, signes manifestes d'un long travail inconscient antérieur; le rôle de ce travail inconscient dans l'invention mathématique me paraît incontestable, et on en trouverait des traces dans d'autres cas où il est moins évident. »
« Il y a une autre remarque à faire au sujet des conditions de ce travail inconscient : c'est qu'il n'est possible et en tout cas qu'il n'est fécond que s'il est d'une part précédé, et d'autre part suivi d'une période de travail conscient. Jamais (et les exemples que j'ai cités le prouvent déjà suffisamment) ces inspirations subites ne se produisent qu'après quelques jours d'efforts volontaires, qui ont paru absolument infructueux et où l'on a cru ne rien faire de bon, où il semble qu'on a fait totalement fausse route. Ces efforts n'ont donc pas été aussi stériles qu'on le pense, ils ont mis en branle la machine inconsciente, et, sans eux, elle n'aurait pas marché et n'aurait rien produit. »
« Il faut mettre en œuvre les résultats de cette inspiration, en déduire les conséquences immédiates, les ordonner, rédiger les démonstrations, mais surtout il faut les vérifier. J'ai parlé du sentiment de certitude absolue qui accompagne l'inspiration; dans les cas cités, ce sentiment n'était pas trompeur, et le plus souvent, il en est ainsi; mais il faut se garder de croire que ce soit une règle sans exception ; souvent ce sentiment nous trompe sans pour cela être moins vif, et on ne s'en aperçoit que quand on cherche à mettre la démonstration sur pied. J'ai observé surtout le fait pour les idées qui me sont venues le matin ou le soir dans mon lit, à l'état semi-hypnagogique. »

Sur les processus de décision et de choix

« Ici les échantillons seraient tellement nombreux qu'une vie entière ne suffirait pas pour les examiner. Ce n'est pas ainsi que les choses se passent. Les combinaisons stériles ne se présenteront même pas à l'esprit de l'inventeur. Dans le champ de sa conscience n'apparaîtront jamais que les combinaisons réellement utiles, et quelques-unes qu'il rejettera, mais qui participent un peu des caractères des combinaisons utiles. Tout se passe comme si l'inventeur était un examinateur du deuxième degré qui n'aurait plus à interroger que les candidats déclarés admissibles après une première épreuve. »
« Et alors une première hypothèse se présente à nous : le moi subliminal n'est nullement inférieur au moi conscient; il n'est pas purement automatique, il est capable de discernement, il a du tact, de la délicatesse; il sait choisir, il sait deviner. »

16 nov. 2009

LES MÉDIÉVAUX IGNORAIENT QU’ILS VIVAIENT AU MOYEN ÂGE. ILS SE CROYAIENT COMME NOUS « MODERNES »

Patchwork subjectif tiré de « Les Grecs, les Arabes et nous, enquête sur l'islamophobie savante » (*)

Quand on y parle d’identité européenne
« Nous nous trouvions donc, il y a quelques décennies, confrontés à une situation assez simple. Les sciences européennes trouvaient seules place dans une histoire véritable, c'est-à-dire au fond dans l'histoire ; les sciences non européennes étaient étudiées de manière ethnographique ; les cultures non européennes représentaient, aux yeux de leurs spécialistes (européens) autant d'îlots clos sur eux-mêmes, qui auraient finalement aussi bien se trouver sur Mars ou Jupiter. »
« Nous ne considérons pas que le philosophe ou le scientifique contemporain soit spécialement « grec » ou « arabe » lorsqu'il pratique sa discipline sous prétexte que celle-ci a de très lointains antécédents dans ces langues
Nous ne considérons pas a fortiori que notre société fasse, par l'intermédiaire de ses savoirs, de la prose « grecque » ou « arabe » sans le savoir.
Nous considérons, en revanche, que les savoirs composés de latin et/puis dans les langues vernaculaires européennes sont incompréhensibles sans leur passé gréco-arabe.
Nous considérons donc l'idée d'une européanéité ou d'une christianité de la science et de la philosophie comme une imposture historiographique, démentie par les faits.
Nous considérons en outre que ces faits démentent par eux-mêmes l'idée d'une christianité essentielle de l'Europe.
Et donc, par ricochet, nous considérons que les arguments visant à exclure le monde islamique de la modernité, au motif d'une incapacité foncière à s'assimiler les valeurs traditionnelles qui sont les « nôtres », sont fallacieux et réfutés par provision. »
la Philosophie rime-t-elle avec paganisme ?
« La philosophie est un discours sur le monde et l'âme qui véhicule un certain nombre de thèses heurtant de front le dogme chrétien (les trois plus « célèbres » étant le polythéisme en théologie, l'éternité du monde en cosmologie et l'absence de survie personnelle en psychologie). (…) Les Arabes héritent de l'Antiquité tardive l'idée d'une certaine affinité entre philosophie et paganisme. Une grande partie de leurs efforts va consister à tirer l'Islam du côté du paganisme philosophique et le paganisme philosophique du côté de l'Islam. (…) C'est l'Islam qui ai vu se constituer « le Dieu des philosophes et des savants » en objet philosophique. »

Dieu se préoccupe du bonheur des pauvres mortels
« Comme on supposait à la fois que Dieu voulait le meilleur, on était confronté à la contradiction. (…) Dieu dédommagera dans l'au-delà les souffrances de l'innocent, mais cette solution ne résiste pas à l'argument des trois frères (Le mort-né dans les limbes reprochant à Dieu de ne pas lui avoir permis de vivre pour mériter le paradis comme l'un de ses frères, et le criminel reprochant à Dieu de ne pas l'avoir fait mourir à la naissance pour lui permettre d'éviter les tourments de l'enfer). »
« Dieu met en œuvre sa puissance (quadra) et sa science pour réaliser le meilleur des mondes. (…) La destinée, pour un individu, c'est la détermination, donc la mensuration, donc la limitation, de son bien, permettant de concourir au bien maximal du Tout. »

Quand Dieu crée le monde, peut-il prendre son temps ?

« Dieu, qu'Il soit exalté, n'a pas besoin d'une période de temps pour sa création, en raison de ce qu'il a expliqué, puisqu'Il a créé « cela » à partir de « non-cela » (…) Car l'acte humain étant impossible sans matière, l'acte de celui qui n'a pas besoin de matière pour produire ce qu'il produit n'a pas besoin de temps. »
« Si l'acte de création divine se traduit, au niveau cosmique, par une production, donc une action continue, cette création ne saurait être instantanée comme le voulait al-Kindï et comme le soutiennent les théologiens. Mais si l'on admet la création divine se déroule sur une certaine période de temps finie, des difficultés ne manquent pas surgir. Pourquoi telle période et non pas sa moitié, ou son quart, etc. La toute-puissance de Dieu rend la fixation d'un seuil arbitraire, donc insatisfaisante. »

Tout est relatif

« Comme le disait Étienne Gilson, les médiévaux ignoraient qu'ils vivaient au Moyen Âge. Ils se croyaient comme nous « modernes ». »
« Est-ce seulement grec de croire qu'agir contre la raison va à l'encontre de l'essence divine, ou cela vaut-il en soi et toujours ? (discours de Ratisbonne) »
(*) Enquête réalisée sous la direction de Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed, et Irène Rosier-Catach

13 nov. 2009

LA RECONNAISSANCE DE L’INCERTITUDE EST ESSENTIELLE POUR LA PROSPECTIVE

Patchwork subjectif tiré des écrits de Pierre F. Gonod (voir son site)

"Prévision et prospective traitent toutes les deux de l'incertitude, mais la première dégage des certitudes (déterministes ou aléatoires), la seconde des anticipations sur des advenirs (dans les conditions d'incertitude qualitative ou/et quantitative »

« Typologie :
- Type 1. Prévision à contenu déterministe, et quasi-mécaniste. C'est le domaine de la certitude. Il s'agit de processus dont les lois de transformations ou de mouvements sont connues et quantifiables. (…)
- Type 2. Prévision aléatoire, stochastique. Là aussi les lois de transformation sont connues ainsi que leurs équations conditionnelles. (…)
- Type 3. Certitude qualitative et incertitude quantitative. L'orientation des processus est connue mais ne peut être assortie d'un jeu de probabilités de leur réalisation. (…)
- Type 4. Incertitude qualitative et quantitative. Il est impossible de connaître les alternatives des futurs. »
« Ainsi quand on questionne des experts sur des éventualités futures et qu'on leur demande d'estimer leurs probabilités de réalisation, d'abord les experts ne diront pas qu'ils ne savent pas, ensuite ils auront tendance à affecter d'une faible probabilité les fortes incertitudes. Par ailleurs les économètres construiront des modèles sur la base des variables qu'ils savent quantifier, excluant les autres, qu'on rejettera dans le fourre-tout du facteur résiduel. Mais cela conduira quand même à des prévisions... La reconnaissance de l'incertitude est essentielle pour la pratique prospective. »

« Dans une époque de grandes turbulences, de renouvellement des structures, il y a des événements inopinés qui émergent. L'expression de Pierre Massé sur "les faits porteurs d'avenir" a fait fortune. Mais personne n'a jusqu'alors indiqué comment on pouvait les repérer. Parce que scientifiquement c'est impossible. »

« Les incertitudes du futur sont le produit de celles du présent, du passé, et des advenirs. »

« L'avenir est imprévisible. La chance en fait partie. Elle est souvent assimilée au chaos. Une distinction théorique doit cependant être notée. Un processus est indéterminé quand des conditions littéralement identiques peuvent aboutir à des résultats différents. On parle alors de chance. En contraste un processus est chaotique si les conditions initiales sont indistinguables. Ici de très petites différences initiales peuvent s'amplifier considérablement et provoquer des différences énormes des résultats. La distinction théorique est importante, mais il est difficile de la mettre en pratique, en raison de l'impossibilité de cerner les conditions initiales. On parlera alors indifféremment de chance ou de chaos. »

12 nov. 2009

NON, RONALD MC DONALD N’EST PAS UN JEDI !

Tout fout le camp !


Depuis longtemps la Guerre des Etoiles et sa galerie de personnages font partie de ma mythologie personnelle : je n'ai jamais manqué la première d'un nouvel épisode (j'ai encore la souvenir ému de la salle entière qui applaudit à l'apparition du générique du début, assurance d'une communion nouvelle de deux heures) ; avant la sortie du dernier épisode, soit le n°3 de la série des 6, (si jamais vous ne comprenez pas comment le n°3 peut être le dernier d'une série de 6, c'est que vous ne connaissez décidemment rien à la saga de la Guerre des Etoiles…), avec un ami, nous avions imaginé quel pouvait être le scénario permettant de raccorder l'épisode 2 et l'épisode 4 (le 4 étant évidemment le premier…) ; sur ma télévision, trône un Yoda, grandeur nature (prochainement je vous raconterai l'histoire de son arrivée en France et de ses démêlés avec la douane..)…

Bref, je suis un fan. Et comme tout fan, je ne peux donc pas admettre que l'on manque de respect à mes idoles. C'est la moindre des choses, non ?
Or lundi soir, j'ai eu un choc en faisant une halte au Mc Donald de Montélimar : Ronald Mc Donald se prend pour un Jedi ! Les photos jointes sont la preuve du délit.

Commençons par le plus grave : comment oser écrire sur une affiche : « Avec ton happy meal, un Jedi tu deviens ». D'abord, on ne devient pas un Jedi, on l'est ou on ne l'est pas. Certes on peut être formé, entrainé, amélioré, mais si on n'est pas un Jedi à la naissance, on ne le deviendra pas. Ensuite, c'est un chemin long, difficile, semé d'embuches. Comment avoir écrit qu'il suffit d'absorber un hamburger pour le devenir ? Comment le gardien du temple de la Guerre des Etoiles, Georges Lucas, a pu laisser faire cette hérésie. Tout fout le camp…

Ensuite, c'est quoi cette juxtaposition de Ronald Mc Donald avec sur le côté la casque de Dark Vador. Aurait-il la prétention de nous faire croire qu'il est le père de Luke ? Et ce sabre laser à ses pieds que vient-il faire ? Veut-on nous laisser à penser que, chez Mc Do, le pain est fendu à coup de sabre laser ? Non vraiment, tout fout le camp…


Quant à ce clown sinistre arborant un tee-shirt rayé et masqué comment peut-il avoir l'audace de se tenir entre Maître Yoda et R2D2 ? Si au moins il s'était fait petit, mais non, il est trois fois plus grand qu'eux. De qui se moque-t-on ?

Je faisais parti de ceux pour qui l'élection d'Obama avait une nouvelle d'espoir. Un an après, quand on va dans un Mc Do, on doit faire face à l'évidence : les USA perdent leurs valeurs les plus importantes…


10 nov. 2009

« ON A BEAU ENTASSER DES LIGNES, ON N’OBTIENT PAS UN PLAN »

Patchwork subjectif tiré de « Les Institutions du sens » de Vincent Descombes (ce livre fait suite à « La Denrée mentale »)

SUR L'INTENTION
Le contenu d'un rêve n'est pas Réel, puisqu'il était ce qu'il était seulement en ce que quelqu'un en a fait le rêve ; mais le fait de ce rêve, lui, est réel. (…) La relation intentionnelle doit aller à un objet réel. Faute de quoi il y aurait bien l'intention d'une relation à quelque chose, mais non la relation d'intention à quelque chose. (…) Pour que la proposition disant que Socrate est assis porte sur Socrate, il faut qu'un lien réel soit supposé entre le nom « Socrate » et la personne de Socrate. (…) La proposition vous dit qui est assis : c'est Socrate. Mais la proposition ne vous dit pas qui est Socrate. Vous devez l'avoir appris par un autre moyen. 
« Je peux le chercher alors qu'il n'est pas là, mais je ne peux pas le prendre alors qu'il n'est pas là » (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §462)
En revanche, l'agent intentionnel qui tire sur l'extrémité de la chaîne du seau pour puise de l'eau dans le puits agit là où il ne se trouve pas. Il est exact de dire que son action dynamique est localisée au bout de la chaîne qu'il tient dans sa main : mais il serait absurde de dire que son action intentionnelle n'a pas pour objet le seau d'eau.
On pourrait croire que l'histoire des éléphants n'a rien à voir avec l'histoire du mot « éléphant », mais ce serait une erreur. Grâce à ce mot, l'éléphant entre dans les délibérations des hommes. Or ces discours ont conduit à des décisions concernant les éléphants.

SUR LE TOUT ET LA PARTIE
« Tout au long de ma traduction, j'ai commis le solécisme « Le peuple sont ». C'est que le terme anglais « The people » commande le pluriel, et que cette forme est de grande conséquence. Que le peuple se mette au pluriel ou au singulier, ce sont là idées cognitives différentes, dont l'une nous présente une foule d'individus et dont l'autre se prête à la personnalisation de l'ensemble. » (…) Mais la notion d'individu collectif contient une contradiction latente. D'un côté, on doit se représenter une pluralité qui conserve assez de diversité pour justifier l'adjectif « collectif ». Mais, d'un autre côté, on veut avoir affaire à un individu, à quelque chose qui se présente comme « indivis » et « indivisible », ce qui semble vouloir dire : à quelque chose qui réprime suffisamment toute division interne pour justifier le substantif « individu ». (…) Les gens, les militants (versus) le Peuple, le Parti.
Comment saisir une complexité interne ? Il s'agira de prendre la chose en tant qu'elle est une partie. Par exemple, le médecin inspecte à la fois Socrate et une partie de Socrate, et, s'il considère un pied, ce n'est pas un pied détaché, mais un organe vivant. La description holiste du pied est la description de ce qu'il est en tant que pied de Socrate. En quoi cette description est-elle spéciale ? En ceci qu'on en dira pas : « Le pied de Socrate a mal », mais plutôt : « Socrate a mal au pied ».
(sur la construction des mots) : Le tout concret ne peut être donné qu'après avoir été construit avec les éléments requis pour sa construction : Pour composer le mot avec les lettres en bois, il faut se procurer les morceaux en bois convenablement découpés. (…) Le tout doit être donné (avec ses parties) avant ses éléments : Si le tout n'était pas donné avant les éléments, on ne pourrait pas dire que les éléments soient sélectionnés de manière significative. (…) Si BA est la combinaison de B et A (pris dans cet ordre) en vue de composer un tout qui, une fois donné dans son intégralité, est le mot BABAR.
On a beau entasser des lignes, on n'obtient pas un plan

SUR LA COMPRÉHENSION 
Sachant qu'on ne peut pas identifier les entités mentales une à une (sur la base du comportement extérieur), faut-il en conclure à l'impossibilité de comprendre une déclaration venant d'une personne dont nous ne connaissons pas la vision du monde et les aspirations ? (…) Je ne peux pas comprendre une seule de vous paroles si je ne connais pas toutes vos paroles. Autant dire : je ne peux pas vous comprendre tant que je n'ai pas fait le tour de votre esprit, tant que je ne suis pas devenu comme vous et, à la imite, tant que moi reste distinct de vous.
Même si un lion pouvait parler, nous ne le comprendrions pas (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, XI). Il faut comprendre quelque chose de la forme de vie d'un être pour saisir la teneur de ses propos.
La divergence ne porte nullement sur le sens des mots, elle porte sur le sens des choses signifiées par les mots. (…) Dès qu'il y a autrui, le sens de mon geste n'est plus celui que moi, l'auteur du geste, je veux lui donner, c'est le sens que l'autre lui donne.
Comment n'y a-t-il pas un conflit de deux systèmes de signes, mais un conflit de deux pensées qui se manifeste lorsque les deux parlent, et qu'ils usent de la même langue ?

SUR LES RÈGLES SOCIALES
Extériorité veut dire que l'idée se présente à nous comme une règle bien établie et qui ne dépend d'aucun de nous en particulier. Ce n'est pas parce que j'y consens qu'une certaine façon de s'exprimer est correcte en français, ce n'est pas parce que je la désapprouve qu'une autre façon devient incorrecte. 
Les hommes arrivent à la conscience en assimilant, sans le savoir, une certaine manière de penser, de juger, de sentir qui appartient à une époque, singularise une nation ou une classe (…). L'individualité biologique est donnée, l'individualité humaine est construite à partir du fonds commun. (Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire : essai sur les limites de l'objectivité historique)
Quiconque accomplit une action sociale manifeste à la fois un esprit subjectif (une capacité à l'action individuelle, une visée relevant du quant-à-soi) et un esprit objectif (une capacité, définie dans le système, à coordonner son action à celle d'un partenaire). Le professeur peut présenter une idée qui lui est propre dans son enseignement et faire ainsi preuve d'originalité. Mais cet enseignement, et quel qu'en soit le contenu, s'il a été donné, a dû être reçu : comme tel, il est la manifestation d'un esprit objectif.

SUR LES PENSÉES : 
Un maître d'école peut s'adresser à la classe toute entière : « Inscrivez votre nom sur la première page de votre cahier ». Il n'y a qu'une instruction donnée, la même pour tous, que chaque élève exécute, comme les autres, en accomplissant une opération unique en son genre. Dans tous ces exemples, l'instruction générale conserve un caractère prédicatif, ou, si l'on veut, « ouvert », au sens où un prédicat est une « phrase ouverte », une phrase dont le sujet n'a pas encore été déterminé. 
Une pensée sociale est une pensée qui répond à la condition suivante : si l'autre n'a pas la même idée que moi, alors je n'ai pas non plus cette idée. (…) Considérons deux personnes qui ont rendez-vous l'une avec l'autre. La première A se dit : « J'ai rendez-vous avec B ». La seconde, B, se dit : « J'ai rendez-vous avec A ». (…) La pensée de A et la pensée de B sont une seule et même pensée, que chacun s'applique à soi-même. Lorsque A pense qu'il a rendez-vous avec B, et lorsque B pense qu'il a rendez-vous avec A, les deux personnages n'ont pas des pensées distinctes qui se trouveraient correspondre.
Les individus sont certainement les auteurs des phrases qu'ils construisent, mais ils ne sont pas les auteurs du sens de ces phrases. (…) Mon interlocuteur a tort s'il n'a pas compris ce que j'ai dit dans le sens de ma phrase veut dire dans le contexte. Moi-même, j'ai tort si je prétends qu'il a été dit par moi autre chose que ce qui a été dit par ma phrase en vertu des usages établis. (…) Ces usages établis permettent de décider de ce qui est dit, et donc de ce qui a été pensé, quand quelqu'un se fait entendre de quelqu'un. Ce sont bien des institutions du sens.

9 nov. 2009

UNE AGENCE DE DESIGN QUI FERME UNE ANNÉE TOUS LES SEPT !

Savoir garder 15% du temps pour l'improvisation



Stefan Sagmeister est à la tête d'une fameuse agence de design à New York (http://www.sagmeister.com/sagmeister.html). Il présente une caractéristique étonnante : tous les sept ans, il ferme son agence pendant un an. Une année sabbatique pour tout le monde. Les clients sont prévenus, inutile d'appeler, personne ne répondra.
Dans la vidéo ci-dessous, Stefan Sagmeister explique que, grâce à cet arrêt, il régénère les idées de son agence, trouve de nouvelles initiatives, fait le vide. Résultat : plus forte créativité, plus forte croissance, meilleure rentabilité. Ainsi en acceptant de « perdre » une année toutes les sept, soit environ 15% de son temps, il est plus performant.

On retrouve le temps que se gardent des entreprises comme 3M ou Google pour la créativité personnelle et l'initiative non programmée.

Savoir garder du flou et des ressources – en temps comme en argent – non affectée est essentiel pour l'innovation et la capacité à faire face à l'imprévu.


8 nov. 2009

QUNAD LES MOTS PERTURBENT UN CLUB VIDEO

J'en ai souvent écrit sur l'importance des mots et de leur sens. Voici une vidéo qui montre ce qui se passe quand on les prend au pied de la lettre (sachant qu'un lettre n'a pas de pied...)



6 nov. 2009

LE TEMPS DU POUVOIR ABSOLU EST RÉVOLU

Histoire de caverne (Saison 3 – Épisode 10)

Rebaptisées tours du futur, les piles de cabanes révolutionnaient la vie des cavernes. Grâce au réseau des tours de la parole et à la création de l'Écho du Monde, nous pouvions agir globalement des deux côtés du bout du monde.

Isabella souriait, seule assise au fond de sa cabane : elle tenait enfin sa revanche. Elle n'avait jamais pardonné à Jordana de lui avoir préféré Jacques. Elle gardait une nostalgie de ce temps béni où elle et Jordana ne se quittaient pas et avaient apporté tout ce mouvement au pays de cavernes. J & I comme on disait alors. Depuis, c'était devenu J & J, Jordana et Jacques, le couple roi de l'immobilier, celui qui possédait toutes les plus belles tours, celui dont la puissance et la richesse approchaient presque celle de Bobby, le roi de la finance.

Mais tout cela allait s'effondrer, Isabella en riait de plaisir. Elle n'avait plus qu'à laisser se propager les effets de ce qu'elle venait de faire ce matin.

Tout d'abord, en tout début de matinée, elle avait enfin pu convaincre la plupart des propriétaires des premières cabanes, celles qui avaient été construites avant les tours, de ne plus payer les traites de leurs prêts. Ils savaient que, du coup, ils allaient être mis dehors de leurs cabanes, car elles étaient la garantie de leurs prêts. Mais alors, ils seraient relogés gratuitement dans de nouvelles cabanes construites par Isabella. Celle-ci, en effet, avait acheté à bas prix les terrains que personne ne voulait, ceux sur lesquels on ne pouvait pas faire construire des tours. Puis elle y avait mis de grandes cabanes traditionnelles et vastes. Confortables, modernes et bon marché. Du coup, tout le monde allait être gagnant : eux0 car ils allaient troquer leurs anciennes cabanes contre de nouvelles flambant neuves ; elle, car tout le système de prêt allait se retourner contre ses créateurs. Les seuls perdants allaient être Bobby, Jordana, Jacques et consœurs…

Ensuite, elle avait reçu les représentants des chimpanzés. Depuis deux mois, elle leur avait expliqué qu'ils se faisaient exploiter, que plus les tours étaient hautes, plus leur pouvoir était grand. Ce à une condition : qu'ils arrêtent de se battre avec les gorilles et qu'ensemble ils lancent une grève générale. Pour cela, il avait fallu construire une association, la confédération des gorilles et des chimpanzés, la CGC. Il avait aussi fallu la doter d'un système de communication capable de rivaliser avec celui de l'Écho du Monde. Isabella avait eu l'intelligence de tirer parti de l'ouïe des chimpanzés : le système reposait non plus sur la propagation de signaux lumineux, mais sur celle de signaux sonores. Tout un réseau de chimpanzés avait été installé secrètement et jalonnait tout le parcours. Elle était consciente que ce système était moins performant que celui de l'Écho du Monde, car il était limité par les capacités intellectuelles des chimpanzés. Mais il était largement suffisant pour ce que l'on voulait en faire, et il avait l'avantage de fonctionner aussi de nuit et quelque soit la météo.

En fin de matinée, elle avait donné le go pour la grève générale. Elle commencerait exactement dans une semaine, au moment précis où les propriétaires des premières cabanes cesseraient leurs paiements. Elle n'avait plus qu'à attendre. Cette semaine allait lui sembler longue…

« C'est une vraie catastrophe, m'exclamai-je. J'ai maintenant sur les bras une cinquantaine de cabanes que je n'arrive pas à revendre. Or je dois faire face à mes engagements pris sur le bon fonctionnement des tours : dans les contrats d'assurance, il y avait explicitement une clause sur le bon travail des chimpanzés et des gorilles. Si cette grève générale continue encore, je vais être à court de billes.
- Nous, me répondit Jordana, ce n'est pas mieux. Comme tu as essayé de revendre à bas prix tes cabanes, tu as fait s'effondrer tout le marché. Et avec la grève, il y a une crise de confiance sur les tours. Nous n'arrivons plus à commercialiser nos dernières réalisations.
- Je viens d'avoir une conversation lumineuse – c'est comme cela que l'on appelait les échanges via le réseau des tours de la parole – avec Paulo, continua Jojo. Ce n'est pas mieux pour eux. Les effets de la grève sont dévastateurs. A tel point que certains commencent à regretter le temps béni des modestes cabanes…
- Je sais, repris-je. Je suis directement concerné, car c'est moi qui finance aussi le bout du bout du monde. Je ne vois pas comment nous allons éviter de négocier avec la CGC. »


Un ange passa dans la caverne – Je n'avais jamais accepté de quitter ma caverne – et nous nous regardâmes en silence. Il s'était écoulé trois mois depuis le lancement par Isabella de sa double action de déstabilisation et les résultats avaient dépassé ses espérances.

« Tu sais ce qu'ils réclament, reprit Jojo : augmentation des salaires, mise en place de congés, encadrement du prix des bananes. Et cela ne va régler ton problème de liquidité.
- Pour cela, je ne vois pas comment m'en sortir sans fabriquer une nouvelle quantité de billes.
- Mais, vu le besoin en question, cela revient à tout déstabiliser.
- Peut-être, mais je ne vois pas d'autre solution. Et puis, personne ne connait vraiment le nombre de billes en circulation. Du moins, personne à part ceux qui sont dans cette pièce, plus Johnny et Paulo. Même Christina n'est pas vraiment au courant. Donc je ne vois pas le danger.
- Tu oublie Isabella. C'est elle qui est derrière tout cela : c'est elle qui a relogé tous ceux que tu as dû exproprier ; c'est elle qui est à la tête de la CGC. Je ne parierais pas qu'elle n'a pas non plus le moyen de suivre le nombre des billes. Imagine un seul instant qu'elle le puisse et qu'elle répande la nouvelle. Si les gens n'ont plus confiance dans les billes, c'est le retour au troc et toute l'économie s'effondre.
- Très bien. Alors rencontrons-la et nous verrons bien. »


Inflation potentielle du nombre des billes, déstabilisation de l'immobilier des cabanes et des tours du futur, montée en puissance d'une association regroupant les travailleurs migrants, globalisation du monde…
Décidément, le futur des cavernes allait encore réserver de nombreuses surprises.

(Fin de la saison 3)


5 nov. 2009

LES TOURS MONTENT TOUJOURS PLUS HAUT

Histoire de caverne (Saison 3 – Épisode 9)

Grâce à l'importation d'une population de chimpanzés, Johnny comptait casser le monopole des gorilles. De mon côté, il me restait à développer les piles de cabanes.

« Comment appeler ces piles de cabanes, pensais-je ?
- Papa, tu me fatigues avec tes piles, me dit Thomas en sortant. »
J'avais dû penser tout haut. Il fallait que je fasse attention, cela tournait à l'obsession.

Pourtant, tout avançait bien. Les plans que m'avait laissé Johnny étaient suffisamment clairs et Jordana avec l'aide d'Isabella les avaient même améliorés : maintenant, nous pouvions mettre huit cabanes par niveau et non plus seulement de quatre et six niveaux au lieu de trois. 
La construction des piles avaient commencé très vite. Johnny n'était reparti que depuis trois mois, et nous allions inaugurer la première pile, la semaine prochaine. La formation des chimpanzés avait commencé. Aucune raison de s'inquiéter.
Oui, mais je n'avais pas trouvé de nom et je n'arrivais pas à me faire à l'idée de lancer les piles en les nommant « piles de cabanes ». D'ailleurs, Jacques était d'accord avec moi : il refusait de se lancer dans les piles de cabanes sans un nom un peu vendeur.
« Tu vois vraiment ton journal « L'écho des cavernes » titrer : Vive les piles de cabanes, m'avait-il dit enfonçant le clou à l'endroit qui fait mal ? »
Une fois de plus ce fut Jojo qui me sauva.

« J'ai une idée, me dit-il, deux jours avant l'inauguration. Pourquoi ne pas les appeler simplement les « Tours du futur » et lancer une campagne d'information sur le thème « Donnez de la hauteur à votre vie » ?
- Génial et simplissime ! Vendu, on lance les tours du futur. »
Pour une dernière validation, j'en parlais à Jacques qui fut emballé. Il ne réalisa pas que le succès des tours risquait de diminuer la valeur de tous les terrains qu'il avait acquis. D'autant plus, que pour une tour, le type de terrain requis n'était plus exactement le même : il fallait un sol plus ferme, et aussi un point de vue pour créer une survaleur pour les derniers étages.
La réaction du marché local fut immédiate : tout le monde voulait habiter dans les derniers étages des tours. Qui pouvait ne pas vouloir « donner de la hauteur à sa vie » ?
La spéculation immobilière repartit donc de plus belle. Il fallait toujours plus de billes pour financer les achats, et mes prêts assis sur la valeur du bien acquis faisaient merveille. Plus les cabanes montaient, plus les prix aussi et mes prêts suivaient.

Du côté du bout du bout du monde, Johnny n'avait pas non plus perdu son temps. Ses chimpanzés avaient cassé le monopole des gorilles et fait s'effondrer les prix : on ne payait plus un régime de banane pour une journée de travail, mais pour une semaine. Et les idées de repos rémunérés avaient été rapidement abandonnées.
Surtout, il avait enfin trouvé une idée pour améliorer les communications. Tout était parti, comme toujours avec Johnny, d'une constatation banale. Un jour où il était assis à côté de Christina, Paulo entra en disant :
«  C'est drôle, je savais que vous étiez là tous les deux.
- Ah bon, te voilà aussi devin, lui dit Johnny ? Tu veux faire le Jojo local ?
- Arrête avec tes sarcasmes ! Non, c'est tout simple. De loin, j'ai vu le soleil se refléter sur la pierre que Christina porte autour du cou. Comme il n'y a qu'elle qui porte une pierre verte, ce n'était pas difficile. Le reflet était comme signé. »
Il y eut alors comme un blanc. Les yeux de Johnny s'arrondirent brutalement et il se leva en criant :
« Viens que je t'embrasse. C'est génial, tu viens d'inventer la transmission à distance !
- La transmission à distance ? Christina, s'il te plaît, fais quelque chose pour calmer Johnny. Je crois qu'il a un peu trop fumé de tes herbes locales.
- Mais je n'ai rien fumé du tout. Tu viens sans t'en rendre compte de m'apporter la solution que je cherchais. Je t'explique. Si nous voulons vraiment tirer parti de notre présence des deux côtés du bout du monde, il nous faut un moyen pour communiquer rapidement entre ici et le pays des cavernes.
- Oui, tout le monde le sait. Et ce délai est d'un mois.
- Grâce à toi, il n'y a plus de délai du tout. Nous allons pouvoir parler avec Bobby, Jojo, Jordana ou Jacques comme je te parle à toi.
- Tu rêves ! Christina, je t'en prie, fais quelque chose. Cela ne peut plus durer.
- Attends. Imagine que j'envoie depuis ici un éclair lumineux comme la pierre de Christina, on pourrait le voir de loin, non.
- Oui, bien sûr. C'est exactement ce que je viens de te dire.
- Imagine maintenant que l'on construise un code qui fasse correspondre à chaque lettre un certain type de signal lumineux, on pourrait ainsi transmettre à distance des phrases.
- Oui, mais jamais jusqu'au pays des cavernes. Ils sont trop loin pour voir le moindre signal lumineux. Et il y a les montagnes entre nous et eux.
- Je sais. Mais si nous mettons en place des relais. Nous pouvons transmettre progressivement le signal. Construisons des piles de cabanes aux bons endroits et le tour sera gagné.
- Tant qu'il y aura du soleil, rajouta Christina en souriant. Je te taquine, ton idée est géniale ! »
Il fallut six mois pour construire le réseau des « tours de la parole » (c'est comme cela qu'elles furent rebaptisées par Bobby dès qu'il eut connaissance du projet). Ce réseau fut rapproché de celui des panneaux de pierre de l'Écho des Cavernes. A cette occasion, l'Écho des cavernes changea de nom et devint l'Écho du Monde.

Grâce à l'Écho du monde, nous pouvions communiquer à distance via les tours de la parole et le diffuser localement via les panneaux de pierre.
Nous étions riches, globaux et surpuissants. Nos tours étaient montées jusqu'au ciel…
(à suivre)


4 nov. 2009

COMMENT CASSER LE POUVOIR DES GORILLES ?

Histoire de caverne (Saison 3 – Épisode 8)

Au pays des cavernes, grâce au nouveau système de prêts, il n'y avait plus de limites au développement des cabanes. Au-delà du bout du bout du monde, les piles de cabanes étaient nées. La croissance allait bon train.

« Tu sais, il faut vraiment que je reparte : mes cavernes me manquent trop, disait Johnny à Christina. 
- Comme tu veux, lui répondit Christina. Il est vrai que nous maîtrisons complètement la construction des piles de cabanes. Mais toi, tu vas me manquer…
- Toi aussi, tu vas me manquer. Mais je ne pars pas pour toujours et reviendrai vite.
- Oui, j'espère… A ce propos, tu connais la dernière ?
- Non, raconte-moi.
- Les gorilles viennent de se mettre en grève : ils refusent de continuer à porter les habitants, et encore moins leurs paquets, car ils se considèrent exploités. Ils veulent maintenant non plus seulement un régime de bananes par jour, mais en plus un jour de repos par semaine payé. Ils disent ne plus avoir le temps de s'occuper de leurs enfants.
- Incroyable. Et dire que sans moi, ils n'auraient rien. Quelle ingratitude !
- Peut-être, mais en attendant, qu'est-ce que je dois faire ? Si je cède, c'est la porte ouverte à tous les excès. Si je ne cède pas et qu'ils poursuivent leur grève, cela va faire capoter tous nos projets de piles. Plus personne ne voudra y aller.
- Écoute, je vais demander à Paulo de rester. Il est vraiment de bon conseil et devrait pouvoir t'aider. Moi, je vais faire au plus vite pour retourner au pays des cavernes. En faisant vite, je dois pouvoir y aller en un mois. Là-bas, je demanderai son aide à Bobby : c'est vraiment un dieu de la finance et de la négociation. Je suis sûr qu'il va avoir une idée. Je resterai le moins de temps possible et devrait donc être de retour dans trois mois au plus tard.
- Si tu crois que c'est la meilleure solution, pars vite et reviens encore plus vite. Et demande à Paulo de venir au plus vite. »
Une heure plus tard, Johnny était déjà en route et Paulo en discussion avec Christina.

« Je viens de faire le calcul, dit Paulo en sortant des tablettes de pierre. Regarde, compte-tenu du nombre de régime de bananes à donner par semaine pour chaque pile de cabane et vu le nombre de piles prévues, nous allons nous trouver à court de bananes dans moins d'un an. »

Christina se plongea un moment dans la succession de traits et de ronds qui constellaient les tablettes.

« Vraiment, je ne comprends rien à tout cela, dit-elle en relevant la tête. Pour moi, ce ne sont que des pierres que tu me montres.
- Désolé, j'oublie toujours que tu n'as pas appris le calcul mathématique. Alors fais-moi confiance : on ne m'appelle pas le magicien pour rien !
- OK, je veux bien te croire. Mais alors que faut-il faire selon toi ?
- Diminuer le nombre de bananes que nous donnons aux gorilles.
- Tu es fou. Déjà qu'ils sont en grève ! Et tu veux leur donner encore moins de bananes. C'est n'importe quoi !
- Mais ce qu'ils demandent, ce sont des jours de repos, pas de bananes en plus. Donc, je te propose d'accepter leur demande, mais à la condition que l'on diminue d'autant le nombre de bananes. Cette diminution de 14% va suffire pour nous donner le temps de déployer de nouvelles productions de bananes. En fait, tu as une marge de manœuvre, car, avec 10%, cela passe.
- Je vais essayer. Mais toi, tu viens avec moi. »
Ainsi commença la carrière de Paulo comme conseil en gestion de conflit. Quinze jours d'âpres discussions avec les gorilles furent nécessaires pour l'obtention de l'accord : ils obtinrent leur jour de repos et en prime deux semaines de vacances par an ; en échange, ils acceptèrent une baise de 10% du nombre de régimes de bananes.

De son côté, Johnny avançait le plus vite possible. Il ne mit comme promis qu'un mois pour atteindre le pays de cavernes, ou plutôt celui des cabanes : partout elles avaient comme fleuri. En tout, il n'était parti que depuis 9 mois, mais il ne reconnaissait plus rien. Il eut à retrouver ma caverne.

« Alors, Bobby, me dit-il. Les affaires n'ont pas l'air d'aller si mal depuis que je suis parti. Jordana ne t'a pas mangé tout cru ?
- Non, lui répondis-je. Je suis même dépassé par le succès : mes billes et mes assurances ne se sont jamais aussi bien portées. Et les tiennes aussi, ne t'inquiète pas. J'ai pris soin de faire intégrer ta fabrique de roues à notre accord. Et toi, alors ce bout du bout du monde ? »
Il nous fallut plus d'une heure pour nous mettre au courant mutuellement de ce que nous avions fait.

« Pas bête, ton idée de pile de cabanes. Cela va nous permettre de limiter la spéculation sur les terrains. Reste à trouver un nom pour cette idée, car, vraiment, pile de cabane, je n'aime pas.
- Fais comme tu veux. Ce qui m'importe ce n'est pas cela. Moi, ce dont j'ai besoin, c'est d'un moyen de ne plus être pieds et poings liés avec les demandes des gorilles. 
- Ce qu'il faut, c'est d'une part les payer avec des billes et non plus avec des bananes. Comme cela, si on les trouve trop gourmand, on pourra toujours faire baisser la valeur des billes. Et puis, il faut mettre de la concurrence. Je vais discuter avec nos chimpanzés. Ce que tes gorilles font, nos chimpanzés doivent pouvoir le faire aussi… et pour beaucoup moins cher.
- Bonne idée : il faut importer au pays de Christina de la main d'œuvre étrangère et moins exigeante. »
Une semaine plus tard, Johnny repartait avec une cinquantaine de chimpanzés. Vu la taille de la caravane, le trajet fut plus compliqué, et donc plus long. Il lui fallut près de deux mois. Tout cela était trop long, trop lent : si l'on voulait vraiment tirer parti de la globalisation, il fallait accélérer les communications. Oui, mais comment ?

C'est avec cette question en tête et non résolue, qu'il tomba dans les bras de Christina.

(à suivre)