19 sept. 2011

LA CRISE N’EST PAS NÉE EN 2008, ELLE EST L’EXPRESSION DU PROCESSUS DE CONVERGENCE DES ÉCONOMIES

Le Neuromonde est en train d’émerger et le vent de la convergence souffle de plus en plus en tempête (1)

Depuis 2008, la crise est omniprésente et hante tous les discours, politiques comme économiques. La montée en puissance des déficits publics, la situation critique de la Grèce, les risques de propagation à l’Espagne et l’Italie, le yoyo de la bourse, les anathèmes contre les agences de notation viennent nourrir constamment toutes les craintes.
Or sans nier bien sûr la gravité de la situation actuelle, je pense que ce ne sont que des symptômes et des conséquences d’un processus à l’œuvre depuis longtemps. J’ai la conviction que la plupart des acteurs se comportent comme un navigateur qui ne se préoccuperait que de la forme de sa voile et la tenue de son gouvernail, en ne s’intéressant ni à la météo,  ni à la force et la direction du vent.
Oublions donc un instant les mouvements en cours, et cherchons d’où vient le vent…
Quel vent a provoqué la crise ?
Ce qui est à l’œuvre est la convergence progressive entre le niveau de vie des pays occidentaux, et celui des pays appelés initialement émergents, – aujourd’hui largement émergés  –, à savoir la Chine, l’Inde, le Brésil. Cette convergence est un des éléments de l’émergence de ce que j’appelle « le Neuromonde »(1).
En effet, la prospérité de nos pays avait, jusqu’à présent, largement dépendu de notre domination sur le reste du monde, domination tant politique qu’économique. Nous étions les « maîtres du monde», personne ne venait nous concurrencer, et la compétition réelle ne se passait qu’entre nous. 
Normal qu’en conséquence, nous en tirions bénéfice, et que notre niveau de vie moyen soit considérablement plus élevé : au début des années 70, un habitant de nos pays était en moyenne trente fois plus riche qu’un Chinois ou un Indien, et six fois plus qu’un Brésilien (voir le graphe ci-joint) (1).
À partir des années 70, le développement de la mondialisation des activités des entreprises a d'abord renforcé notre domination : entre 1970 et 1990, notre richesse relative versus la Chine et l’Inde a doublé. La croissance a été plus lente par rapport au Brésil.
À partir des années 90, le processus s'inverse : en 1990, la convergence s’amorce pour la Chine, puis en 1994 pour l’Inde, et beaucoup plus récemment en 2004 pour le Brésil. En 2010, nous n’étions « plus que » quatre fois plus riche qu’un Brésilien, neuf fois qu’un Chinois, et encore trente fois qu’un Indien(2).
Que s’était-il passé ? Sans entrer dans le détail, on peut résumer en disant que ces pays ont su jouer dans les règles du jeu que nous avions mis en place. En vrac : les pouvoirs politiques locaux ont appris à susciter et nourrir le développement ; les compétences locales individuelles se sont accrues ; des entreprises sont nées, d’abord sous-traitantes, puis progressivement autonomes ; un marché local s’est développé ; nos propres entreprises ont développé des stratégies faisant de leur terre d’origine, un pays parmi d’autres.
Quel a été l’effet de cette convergence sur nos économies ?
La convergence amorcée en 1990 ne s’est  pas traduite pour l’instant par une baisse de notre revenu par habitant : il a plus que doublé entre 1990 et 2008, passant en moyenne de 19000 $ à 40 000 $, puis est resté stable. A noter aussi un palier entre 1996 et 2002 (voir le graphe ci-joint).
Si l’on analyse chacun des cinq pays de l’ex G5(3), la réponse est plus nuancée :
  • On voit clairement apparaître la dépression japonaise amorcée en 1996 et se prolongeant jusqu’en 2003.
  • Les évolutions de L’Allemagne et la France sont parallèles, et les courbes se superposent à partir de 2002. On constate une baisse de 1996 à 2002, plus forte pour l’Allemagne, puis une croissance rapide et régulière jusqu’à 2008.
  •  Le Royaume-Uni et les États-Unis ont une croissance régulière et constante de 1990 à 2008. Mais alors que les États-Unis marquent alors un palier, le Royaume-Uni chute sensiblement entre 2008 et 2010.
Peut-on en déduire que cette convergence aurait donc été indolore pour nous, et que notre croissance était réelle ?
  • Oui pendant les années 90, car la taille des économies des pays en train d’émerger était alors suffisamment petite. Pour faire simple, ils n’étaient encore qu’émergents, et ne venaient pas significativement perturber notre système global.
  • Non à partir des années 2000, et nous nous avons largement vécu à crédit, crédit privé dans certains pays, public dans d’autres, voire les deux.
Et en 2008, la crise de l’endettement a explosé en partant des États-Unis.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
L’impact de cette convergence sur nos économies est croissant, et nous ne dominons plus le monde :
  • La taille des pays émergés est de plus en plus grande,
  • Le niveau d’éducation de leurs habitants et les performances individuelles de leurs entreprises se rapprochent des nôtres,
  • Ils s'affirment de plus en plus sur la scène internationale(4).
Ce vent, qui souffle de plus en plus en tempête, fait éclater les parties les plus fragiles de nos bateaux : il s’est d’abord attaqué aux Américains que l’on avait poussés à s’endetter, et aux établissements financiers qui vivaient de martingales ; puis ce fut le tour des Etats comme l'Islande ou la Grèce ; maintenant, c'est l'inachèvement de la construction de la zone euro, qui est mise en question.
S’il faut évidemment veiller à renforcer la solidité des coutures et lutter contre les fragilités, ce n’est pas suffisant, car la tempête est là pour de longues années : les écarts avec le Brésil, la Chine et surtout l’Inde sont encore très importants, et, si l’on prolonge les courbes, les niveaux ne devraient être voisins que dans environ vingt ans(5).
Aussi faut-il tuer trois idées reçues :
  • La crise a commencé en 2008 : non, car elle est l’expression de la convergence amorcée, il y a vingt ans.
  • La crise est derrière nous : non, car la convergence est seulement en cours, et elle va durer encore probablement une vingtaine d'années.
  • Le pire est passé : non, car, pour l’instant, nous avons pu protéger notre niveau de vie moyen, ce qui, vu notre niveau d'endettement, ne sera plus possible demain.
Alors que peut-on faire ? Rien ?

(à suivre)

(1) Dans mon livre Neuromanagement (éditions du Palio, 2008), j’avais écrit une « Digression dans un neuromonde » dont j’ai publiée l’essentiel dans les articles suivants : « Histoire de télescopage »,  « Tous connectés, tous dépendants », et « Les rois sont nus ». Voir aussi l’article que j’ai consacré à une conférence de Michel Serres en février 2011 : « Nous avons besoin de nouveaux Robins des bois », et ma vidéo « Nous sommes pris dans les mailles du Neuromonde »
(2) En prenant comme élément de mesure le revenu national brut par habitant (RNB par habitant, méthode Atlas (en $ US courants, Banque Mondiale)
(2) A noter que l’Inde se retrouve en 2010 dans la même position relative qu’en 1972.
(3) Allemagne, France, États-Unis, Japon, Royaume-Uni
(4) Témoin, la proposition récente de leur part de soutenir l'euro.
(5) Cette durée n’est évidemment pas à prendre comme une prévision, mais elle montre que la crise est d’abord largement devant nous.

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