19 oct. 2011

RIEN NE SE PASSE JAMAIS COMME PRÉVU

Quelques histoires parmi d’autres…
Extrait de mon livre « Les mers de l’incertitude »
8 novembre 1902, à Paris.
Paul Delorme et Georges Claude, avec vingt-deux autres actionnaires créent, la Société Air Liquide pour l’Etude et l’Exploitation des Procédés Georges Claude. L’histoire d’Air Liquide commence.
Voilà ce que, quelques années plus tard, en dit Georges Claude : « La vérité, c’est que j’avais une idée, une idée pas fameuse, mais qui a eu quand même d’utiles conséquences, comme il arrive parfois aux plus mauvaises idées. Je voyais mon invention de l’acétylène dissous, à peine éclose, péricliter pour différentes raisons, dont l’une était le prix alors élevé du carbure de calcium. J’eus alors la pensée qu’on pourrait peut-être réduire ce prix en substituant à l’électricité, pour la production des hautes températures nécessaires à la fabrication de ce produit, la simple combustion du charbon par l’oxygène si l’oxygène lui-même pouvait être produit à bas prix.
Bien que cette conception soit restée stérile jusqu’ici et qu’on fabrique toujours le carbure par l’électricité, c’est donc cette conception tout de même – et on aura raison d’appeler cela de la chance – qui m’a amené à l’oxygène pour sauver l’acétylène dissous, avec cette chance supplémentaire et inouïe que c’est quand même cet oxygène qui l’a sauvé en lui donnant le débouché, que je ne pouvais prévoir, du soudage et du coupage. Et ainsi l’acétylène dissous est devenu le gros client de L’Air Liquide, dont il a, à son tour, assuré le succès.
Ce n’est pas tout : s’il est certain que c’est par l’acétylène que j’ai été amené à l’air liquide, il est non moins certain que l’air liquide à son tour m’a conduit à l’extraction des gaz rares, puis à l’extraction de l’hydrogène des gaz de fours à coke et à la synthèse de l’ammoniac par les hyperpressions. » 1
Été 1978, à Paris.
Le gouvernement français allait lancer une restructuration majeure de la sidérurgie. Pour asseoir ses décisions, il disposait de la prévision à cinq ans du marché acier : les experts tablaient sur vingt-et-un millions de tonnes. La CGT contesta cette restructuration en prévoyant, elle, un marché à trente millions de tonnes. Le journal Le Monde trancha, lui, au milieu.
En 1983, la demande annuelle ne fut que d’environ dix-sept millions de tonnes. Ainsi le plus proche – les prévisions officielles –, s’était trompé de 20 %. Une erreur de 20 % sur une donnée supposée prévisible et non sujette à des spéculations : la demande en acier n’est ni une donnée virtuelle, ni cotée dans une quelconque bourse, ni le fruit d’arbitrages faits dans des salles obscures. Elle est bien le résultat de la demande réelle d’un pays.
12 août 1981, aux États-Unis.
Le tout-puissant IBM annonçait fièrement au monde entier le lancement de son nouveau petit ordinateur, le PC. Personne n’a fait attention à la petite société qui fournissait le système d’exploitation, un obscur Microsoft. Tous les yeux étaient rivés avec admiration sur la seule nouvelle importante : IBM et son PC.
En 2005, IBM se retirait du marché des PC en vendant son activité à Lenovo. Quant à Microsoft…
7 septembre 1998, un garage à Menlo Park en Californie.
Larry Page et Sergey Brin, deux étudiants de Stanford, lançaient dans un garage de Menlo Park, Google Inc. Soutenus par Andy Bechtolsheim, un des fondateurs de Sun Microsystems, fort d’un pactole d’un million de dollars, ils allaient pouvoir donner une autre dimension à leur moteur de recherche inventé deux ans plus tôt.
Microsoft, de son côté, s’inquiétait de la montée en puissance potentielle du système d’exploitation Linux, ou du navigateur Mozilla, mais restait serein compte tenu de la puissance de l’assemblage Windows-Explorer- Office. Pas de raison de s’inquiéter. Tout allait bien. Pourquoi se serait-il senti menacé par le développement d’un moteur de recherche ?
23 octobre 2001, en Californie.
Apple lançait l’iPod. Le monde de la musique regardait sceptique ce drôle d’objet. Probablement un gadget. De leur côté, les spécialistes des téléphones mobiles ne se sentaient pas concernés.
Du 19 juillet 2007 au 7 septembre 2008, à New York et un peu partout ailleurs.2
Le 19 juillet 2007, Le Dow Jones franchit brièvement la barre des 14 000 points, car, pour certains analystes, la crise des crédits immobiliers ne présentait a priori pas de risque systémique. « Le risque a, de ce fait, été atomisé et disséminé et nous ne pensons pas qu’il puisse présenter un caractère systémique. », expliquait un spécialiste d’une grande banque française.
Un mois plus tard, Wall Street s’effondrait emmenant l’ensemble des bourses mondiales dans sa chute.
Malgré tout, bon nombre restaient optimistes :
-          En novembre, le président du Conseil d’analyse économique affirmait : « Mais il me semble que la croissance mondiale peut tenir le coup. (…) Je pense que la croissance mondiale peut résister entre 4 % et 5 % pour l’an prochain, grâce à la croissance des pays émergents et au rôle des banques centrales. L’autre scénario, qui n’est pas le mien, est celui d’une récession américaine. (…) L’effet de cette crise me paraît modéré en Europe. »
-          En décembre, selon les prévisions semestrielles de l’OCDE3, « la croissance du produit intérieur brut (PIB) de ses pays membres passera de 2 % au dernier trimestre 2007 à 1,9 % au premier trimestre 2008, avant d’amorcer une remontée pour atteindre 2,5 % au premier trimestre 2009. Ainsi la croissance des pays de l’Organisation ne devrait pas être trop touchée par la hausse des matières premières et la crise des « subprimes ». Le ralentissement de l’économie mondiale sera à son maximum au premier trimestre 2008. »
-          En janvier, un économiste de la Deutsche Bank se voulait rassurant : « Avec les interventions des banques centrales, mi-2008, la crise et les désordres du marché monétaires devraient finalement s’estomper. (…) Aux États-Unis, l’embellie arrivera certainement mi-2008. En Europe la reprise prendra sans doute quelques mois de plus. En tout cas, il n’aura pas de krach cette année ! »
Au cours du premier trimestre 2008, la crise s’aggravait, mais peu en percevaient la portée :
-          En avril, le FMI prévoyait que « l’économie américaine connaîtra une légère récession en 2008, en raison des effets de synergie entre les cycles de l’immobilier et des marchés financiers, avant de ne se redresser que progressivement en 2009 »,
-          En juin, le gouverneur de la Banque de France affirmait qu’ « il n’y a pas de deuxième vague : les pertes supplémentaires qu’annoncent les banques sont la conséquence mécanique de l’évolution des marchés. On est dans un cycle normal de provisionnement des risques, sans danger cette fois de contagion à d’autres secteurs du crédit bancaire. »
-          Le 7 septembre 2008, Freddie Mac et Fannie Mae furent mis sous tutelle gouvernementale.
-          Le 16 septembre 2008, la faillite de Lehman Brothers ébranlait le système financier mondial.
30 juin 2009, Wired Magazine
Eric Schmidt, PDG de Google, répond à une longue interview : « Google est peut-être au cœur de ce futur, mais il n’y a pas de grand plan. (…) Nous n’avons pas de plan à cinq ans, nous n’avons pas de plan à deux ans, nous n’avons pas de plan à un an. Nous avons une mission et une stratégie, et la mission est…, vous savez, d’organiser l’information du monde. Et la stratégie est de le faire à travers l’innovation. Cela ne nous ennuie pas si quelque chose ne marche pas. Parce que nous comprenons que quelque chose d’autre marchera. »4

Quelques histoires parmi d’autres qui illustrent que les succès, comme les échecs, n’arrivent jamais comme ils ont été prévus. Trop d’aléas, trop d’interactions entre les objectifs des entreprises, les actions des autres – concurrents comme fournisseurs ou clients –, trop d’incertitudes technologiques et réglementaires.
Impossible de savoir ce qui va se passer : à un horizon proche, il est seulement possible de probabiliser les évolutions à venir. Très vite, le flou se généralise et on ne peut plus rien probabiliser ; au mieux on peut dessiner des futurs possibles.
Mais si on y réfléchit bien, est-ce une si mauvaise nouvelle que de voir l’incertitude se propager de plus en plus ? Imaginons à l’inverse que nous allions vers un monde de plus en plus certain. Quelle y serait la place laissée à l’intelligence, au professionnalisme et à la créativité ? Comment une entreprise pourrait-elle s’y différencier des autres, puisque tout le monde pourrait tout prévoir ? Imaginez une partie de cartes où les cartes de chacun seraient posées sur la table et visibles de tous. Comment jouer et quel en serait l’intérêt ?
Voilà donc les dirigeants face cette question-clé : comment, en tenant compte de cette impossibilité de prévoir le futur, prendre aujourd’hui des décisions qui engagent l’entreprise au-delà cet horizon du flou ?
(1) Présent dans 75 pays, avec 43 000 collaborateurs et un chiffre d’affaires 2008 de 13 milliards d’euros, Air Liquide est le leader mondial des gaz pour l’industrie, la santé et l’environnement. Ce texte est tiré du document émis par l’entreprise pour son centenaire.
(2) Toutes les citations proviennent d’articles parus dans le journal Le Monde entre le 19 juillet 2007 et le 7 septembre 2008
(3) Organisation de coopération et de développement économiques
(4) Voir article dans Wired : “Inside Google: Eric Schmidt, the man with all the answers


 

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