20 mars 2012

COMMENT PERMETTRE L’ÉMERGENCE DE DÉCISIONS QUOTIDIENNES EFFICACES

Le management par émergence – Synthèse 1
Ces derniers jours, j’ai diffusé sur mon blog une série d’articles sur le management par émergence. Pour ceux qui n’ont pas pu lire cette série, et ceux qui veulent en avoir une vision plus synthétique, je reprends tous ces éléments en les condensant en deux articles. Aujourd’hui après un rappel rapide du pourquoi les dirigeants décident moins qu’ils ne croient, je dresse le tableau des six leviers de l’émergence efficace. Dans un deuxième article, je reviendrai sur la façon de passer effectivement au management par émergence.
LES DIRIGEANTS DÉCIDENT MOINS QU’ILS NE LE CROIENT
Tout dirigeant curieux qui se penche sur le processus de prise de décision, est pris d’un double vertige :
  • Vers l’intérieur de l’entreprise : partout, dans les bureaux, réunions, et coups de téléphone, des décisions sont prises quotidiennement sans qu’il ne le sache. L’entreprise, comme tout organisme vivant, respire et avance… et heureusement !
  • Vers lui-même : ses réelles motivations lui sont souvent inconnues. Les raisonnements qu’il construit ne le sont le plus souvent qu’a posteriori, pour expliquer ou justifier une décision qu’il a déjà prise.
Double vertige face à l’émergence de la décision qui naît, plus qu’elle n’est voulue…
Alors, faut-il laisser faire ? Évidemment non, car, spontanément, ces émergences, loin de construire une entreprise forte et résiliente, vont la désagréger aux hasards des initiatives prises.
Comment faire alors ?
D’abord, comme je l’expliquais dans mon précédent article « Réfléchir à partir du futur pour se diriger dans l’incertitude », en trouvant un point fixe à long terme, une « mer » qui fédérera durablement les efforts individuels. C’est en effet possible, car, derrière les mouvements erratiques, il existe des attracteurs qui, à l’instar des mers pour les fleuves, structurent les évolutions à long terme. A condition de penser à partir du futur, d’y repérer ce qui est accessible à l’entreprise, et d’identifier des actes immédiats pertinents.
Mais viser la bonne mer n’est que le préalable : comment permettre l’émergence de décisions quotidiennes efficaces ?
Avant d’en venir aux six leviers que j’ai identifiés, une précision : ce qui suit ne s’applique qu’aux entreprises qui, tout en étant ballottées par les vagues de l’incertitude, ne sont pas en train de sombrer à court terme. Elles disposent du temps et de l’énergie nécessaires pour entreprendre une action de fonds, action dont l’objectif est de précisément leur éviter de se retrouver un jour en situation d’urgence…


LES SIX LEVIERS DE L’ÉMERGENCE EFFICACE
1. Relier mer visée et action individuelle : Être compris ici et maintenant
Dans le monde de l’incertitude, l’action centralisée est inefficace et trop peu réactive : la stratégie ne concerne pas que la Direction générale, et les autres ne sont pas que des exécutants.
Permettre l’émergence de décisions efficaces suppose l’articulation permanente entre stratégie et actions individuelles, ce qui implique que chacun la connaisse, et en quoi elle le concerne personnellement.
Si ceci peut paraître évident, c’est finalement bien mal mis en œuvre, car il ne suffit pas de diffuser un document présentant la stratégie pour que chacun comprenne de quoi on parle et en quoi il peut y contribuer. Informer n’est pas communiquer, parler être compris, ni dire être cru.
Et faut-il encore avoir des marges de manœuvre réelles, et un encadrement de proximité qui encourage à les saisir…
Alors chacun pourra se poser des questions simples : en quoi ce que je fais, est-il réellement utile et contribue à se rapprocher de notre mer ? Puis-je arrêter certaines choses, en commencer d’autres ?
2.  Allier inquiétude et optimisme : Retrouver l’énergie des caravanes du Far West
Je rencontre, le plus souvent, soit :
  • Des optimistes qui croient que le pire n’arrivera jamais, que le plus raisonnable est de s’organiser sur un scénario médian. Mais comment calculer la médiane en univers incertain ?
  • Des pessimistes qui, tétanisés par les périls dont ils se sentent entourés, construisent autour d’eux des lignes Maginot. Mais comment contenir les tsunamis de l’incertitude ? Je repense aussi aux officiers du fort du Désert des Tartares de Dino Buzzati. A quoi bon attendre ce qui n’arrive jamais ?
Je rencontre trop rarement des « paranoïaques optimistes », ce juste équilibre entre action résolue et préparation à ce qui peut survenir à tout moment. Ce n’est pas parce qu’ils ont imaginé le pire, qu’ils pensent qu’il va arriver ; ce n’est pas parce qu’ils avancent, qu’ils croient qu’il n’y a pas de danger.
Ainsi allaient les caravanes qui, parties à la conquête du Far West, traversaient des contrées hostiles. Fortes de la vision qui les habitaient, riches des provisions stockées dans leurs chariots, avares dans l’utilisation de leurs ressources, informées constamment par des éclaireurs envoyés en reconnaissance, entraînées aux combats susceptibles d’advenir, elles avançaient.
3. Rechercher la facilité : Évitons le triathlon si l’on ne sait pas nager
N’y a-t-il pas une contradiction à vouloir allier les caravanes du Far West à la facilité ? Pas du tout, mais à condition de ne pas faire de contresens sur la notion de facilité : elle ne veut dire ni paresse, ni inclination à fuir la difficulté, mais recherche de la pente naturelle et du plaisir.
François Jullien dans sa Conférence sur l’efficacité écrit : « La grande stratégie est sans coup d'éclat, la grande victoire ne se voit pas. (…) Méditer la poussée des plantes : en secondant dans le processus de poussée, on tire parti des propensions à l'œuvre et les porte à leur plein régime. »
C’est ainsi que l’entreprise doit avancer vers sa mer, en prenant appui sur ses savoir-faire, son histoire et ses hommes, sur les tendances de fonds de la situation actuelle, de la concurrence actuelle et potentielle.
Je vois trop de dirigeants qui se font les chantres de l’effort, de la transpiration, de montagnes à escalader… Pour eux, seule, la recherche de la difficulté semble noble. Mais si l’on part à contre-courant, si, dès le départ, on n’a pas privilégié ce qui est le plus naturel, comment faire face à l’imprévu, à la difficulté qui surgira sans qu’on l’attende ? A-t-on une chance de réussir un triathlon, si l’on ne sait pas nager ?
À l ‘inverse, si on aime ce que l’on fait, le plaisir éprouvé viendra démultiplier les capacités individuelles.
4. Lâcher prise : Ne pas tout définir, ne pas tout optimiser
Comme on ne peut pas intégrer ce que l’on ne connaît pas, si l’on ajuste exactement une entreprise à la vision actuelle que l’on a de la situation future, on la rendra cassante, et elle ne pourra pas faire face aux aléas à venir.
Alors, puisqu’il est impossible de tout optimiser, tout prévoir, tout planifier, lâchons prise, et acceptons de laisser le futur répondre à ce que l’on ne connaît pas aujourd’hui.
Je sais combien ceci va aux antipodes de la tendance actuelle, qui, cherchant à accroître la rentabilité immédiate, coupe ce qui ne sert apparemment à rien, et supprime ce qui n’est pas lié directement avec ce qui est planifié. Mais ne voit-on pas que l’on va vers l’anorexie managériale, des entreprises tellement amaigries qu’elles seront emportées par la première bourrasque ? 
Ce qu’il faut préserver, c’est une part de flou, c’est-à-dire des ressources en temps, argent et moyens techniques, non affectées pour pouvoir faire face à l’imprévu, et permettre des émergences créatives.
Est-ce à dire que l’on ne se préoccupe pas de l’allocation des ressources, et que l’on dépense sans compter ? Non, bien sûr.
Commençons par identifier les moyens requis pour tout ce qui est engagé et planifié, assurons-nous que l’on répond aux contraintes immédiates, puis, en fonction de la rentabilité, préservons le plus de flou possible, et diffusons le dans toute l’entreprise.
5. Se confronter continûment : Refuser d’être spontanément d’accord
Comme nous aimons le consensus ! Et pourtant quoi de plus inquiétant et anormal, si tout le monde est immédiatement d’accord.
Pourquoi ? Parce que tout est trop mouvant et complexe pour être compris par tous de la même façon ; parce que chacun est prisonnier de son expertise, de son passé, de l’endroit où il se trouve ; parce que l’entreprise risque à tout moment de se déconnecter de son marché, de ses clients et de ses concurrents. Si les dinosaures s‘étaient un peu plus confrontés à la réalité de leur monde, ils seraient probablement encore là !
Qu’est-ce que la confrontation ? Elle est le chemin étroit entre nos deux tendances naturelles, qui sont le conflit et l’évitement. Elle est cette attitude d’ouverture aux autres, qu’ils soient membres de l’entreprise ou à l’extérieur, cette mise en débat de nos convictions et nos interprétations. Elle est aussi la recherche de nos propres hypothèses implicites, souvent inconscientes, qui nous conduisent à notre vision du monde, et à recommander telle solution, plutôt que telle autre.
Il y a cinq conditions pour une confrontation réussie :
  • Avoir assis ses propres convictions, et être capable d’expliciter le raisonnement qui les a structurées,
  • Discuter des analyses, et non pas des conclusions,  
  • Comprendre le rôle des autres et respecter leur professionnalisme,
  • Connaître l’objectif commun visé,
  • Enfin et surtout avoir confiance en soi-même, en les autres et dans l’entreprise.
D’où une priorité pour un dirigeant : développer un climat de confiance, préalable nécessaire à la confrontation positive dans l’entreprise.
6. Twitter n’est pas gagner : Vive le paresse vertueuse
Si l’on n’y prête pas garde, les tourbillons de l’incertitude poussent à la précipitation, à la confusion entre vitesse et efficacité, et au passage brutal de l’idée à la réalisation, de la pensée à l’agir. Car, s’il suffisait de courir pour réussir, toutes les entreprises seraient efficaces, puisque je n’y vois plus que des gens qui courent…  
Avoir le bon rythme, c’est être un paresseux vertueux : ajuster dynamiquement la vitesse à ce que l’on fait, agir avec parcimonie et au bon moment.
J’emploie volontairement le mot provocateur de « paresseux », car il faut développer un esprit de résistance face à la violence de la folie collective : non, twitter n’est pas gagner ! Comment pourrait-on penser vite à long terme, et construire une stratégie pertinente entre deux avions ?
J’y accole immédiatement le mot de « vertueux », pour ne faire l’apologie de l’inaction et du laisser-faire : le lâcher-prise n’est pas le laisser-faire, il est tout le contraire.
Le lâcher-prise est l’attention portée aux courants en place, à ces moments où vouloir agir ne servirait à rien. Il est le refus de se laisser emporté par ce qui n’est qu’agitation inefficace, dispersion d’énergies, et bruit ambiant. Il est la volonté de se poser pour réfléchir, regarder et comprendre.
(à suivre)

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