8 juin 2012

QUAND JACQUES PARLE DE JEAN…

Troisième extrait de mon roman Double J
Jean était bizarre, étrange, surprenant, aussi m’avait-il intéressé : il avait représenté pour moi une énigme, un problème à résoudre, et j’ai toujours aimé résoudre des problèmes. Perdu dans ses pensées ou ses calculs, il pouvait rester assis, immobile des heures durant. Quand il n’était pas dans une bulle mathématique, il était plongé dans un livre. Comment pouvait-il donc prendre n’importe lequel et disparaître à l’intérieur ? Pire, souvent, il n’avait même pas besoin d’un livre ou d’une quelconque distraction pour se couper des autres. Il était le roi des prestidigitateurs : il arrivait à se faire disparaître lui-même, tout seul, sans artifice, sans faire valoir. Il pouvait s’enfoncer à tout moment dans les sables mouvants de son cerveau et s’effacer complètement. Loin d’appeler au secours, loin de se débattre, loin de chercher à s’en extraire, il se délectait de se sentir englouti.
Cette plongée fréquente en lui-même présentait un intérêt majeur, Jean était tout sauf envahissant, et cela m’allait très bien, car j’aurais détesté qu’il fût constamment sur moi. L’un comme l’autre, nous voulions nous protéger des autres : lui en s’en coupant grâce à ses plongées dans son monde intérieur, moi en m’en servant grâce à mes manipulations et mes jeux. Association entre un fuyard et un joueur, entre celui qui tenait à distance et celui qui reconstruisait comme si c’était un jeu de meccano.
Finalement Jean était un peu mon double inversé, mon antimatière, mon anti-jumeau. Il était pour moi un creux, un mystère, un vide qui m’avait attiré, un trou noir dont je n‘avais pas pu m’extraire. Je sentais, cachés en lui, profondément, des abîmes de connaissances, je tombais avec délectation dedans, dans ce puits sans fonds, dans ces abysses, j’étais curieux de mon incompréhension, de son obscurité. Pour la première fois, j’étais tombé sur une vraie énigme, sur un problème dont je ne trouvais pas la solution. Aussi naturellement m’étais-je obstiné.
Aujourd’hui encore, malgré ces jours, ces semaines, ces mois passés à l’observer, je ne le comprenais toujours pas. J’avais beau avoir habité tout ce temps avec lui, chez lui, j’avais beau connaître les coins et recoins de sa maison en Provence, j’avais beau être resté des heures avec sa main tatouant ma peau, il me manquait toujours quelque chose. Je sentais qu’une donnée essentielle m’échappait. Mais j’avais maintenant renoncé à le comprendre : il était pour moi comme un film de David Lynch, impossible de raccorder tous les morceaux ! Il ne me restait plus qu’à espérer que cette pièce manquante n’allait pas venir contrarier mes plans… On verrait bien. Le charme de l’incertitude. 

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