31 août 2012

HISTOIRE DE JEUX DE MOTS

BEST OF (4-7 juin)
Jouer sur les mots est une affaire sérieuse
Finalement, à y bien réfléchir le management comme la vie, est d’abord une affaire de jeux de mots.
Sans les mots, en effet, impossible de penser, de dessiner des plans, d’échafauder des hypothèses… bref de réfléchir. Sans ces jeux de lettres assemblées, sans les images qu’ils projettent en nous dans le mystère de nos neurones, sans les souvenirs qu’ils rappellent ou qu’ils expriment – Marcel Proust avait certes d’abord besoin de la sensation de la madeleine, mais comment aurait-il pu comprendre ce qu’elle évoquait en lui, sans la médiation des mots qui se dessinèrent en lui, avant de s’écrire sur une feuille de papier ? –, nous ne serions qu’un animal de plus, bien incapable de se démarquer de ses congénères…
Sans les mots, aussi, impossible de communiquer, d’exprimer auprès des autres ce qui s’est construit en nous, d’obtenir un accord, un soutien ou un enrichissement, d’apprendre ce que l’on n’a pas vu, pas lu, pas pensé… bref de collaborer. Sans ces jeux de lettres assemblées, sans ces concepts projetés à l’extérieur de nos neurones, sans ces expériences reçues du dehors, sans ces ponts lancés vers ceux qui ne sont pas nous, nous n’aurions pas pu tisser la société humaine, et surpasser ainsi largement la puissance des fourmilières ou des ruches : l’émotion ressentie par Marcel Proust, de se retrouver, pour une madeleine dégustée, pour un moment dans la maison de tante Léonie serait restée à tout jamais une affaire privée et personne n’en aurait rien su…
Ainsi grandir, que ce soit en tant que personnalité individuelle ou collectivité, c’est largement apprendre à mieux se servir des mots. Bref, les mots, c’est du sérieux, et on ne doit laisser aux seuls humoristes l’art de jouer avec.
Alors pourquoi vais-je, pendant quelques jours, me servir de ce blog pour jouer sur les mots, puisque ceci est tout, sauf une plaisanterie !

On se comprend mieux quand on ne parle pas sa langue maternelle
Jouer sur les mots est donc une affaire sérieuse, et aucune pensée individuelle comme collective ne serait possible sans eux (voir mon article d’hier).
Donc l’art du jeu de mots devrait une matière essentielle des écoles de management. Les MBA devraient-ils alors avoir des chansonniers comme professeurs, et les écrits de Pierre Dac ou Pierre Desproges remplacer ceux de Peter Drucker ou Jim Collins ?
Non, probablement pas, mais passer un peu de temps à comprendre que le rôle et l’importance des mots ne serait ni vain, ni inutile…
Voici notamment quelques idées – exprimées au travers de mes mots… – qui, selon moi, sont insuffisamment comprises, ou à tout le moins, trop souvent ignorées :
1. Les mots ne sont pas une matière neutre, abstraite, exacte, ils sont la cristallisation de notre propre imaginaire.
Pour vous en convaincre, choisissez n’importe quel mot, fermez les yeux et laissez-vous envahir par tout ce qu’il évoque en vous.
Ou encore imaginez l’histoire suivante : vous avez été élevé par un père ébéniste, votre mère étant morte alors que vous étiez très jeune. Ce père castrateur vous répétait sans cesse : « Des tables comme celles-là, tu ne sauras jamais en faire. ». C’est pour cette raison que vous avez choisi une autre voie, et pour lui prouver que, même si vous étiez incapable de rivaliser avec lui sur les tables, vous n’étiez pas un incapable, vous avez fait des études d’ingénieur en informatique. Aussi à chaque fois que vous entendez parler de tableurs ou de table de calcul, vous ne pouvez pas éviter de ressentir de drôles d’images en vous…
2. Communiquer suppose une traduction, même si l’on se parle dans la même langue
Puisque les mots ne sont pas seulement porteurs d’un sens commun et universel, mais aussi, et parfois surtout, de chacun de nos imaginaires qui les imprègnent, communiquer suppose d’accéder à ces imaginaires qui ne sont pas les nôtres. Si je veux comprendre ce que mon voisin me dit, si je veux dépasser le niveau fonctionnel et minimal d’un échange pour accéder au sens réel de ce qu’il exprime, consciemment on inconsciemment, je dois faire l’effort d’entendre ses mots, non pas à partir des émotions qu’ils génèrent en moi, mais à partir de celles qu’ils ont générées en lui. Effort de traduction donc…
Revenons à mon ingénieur, fils d’ébéniste. Imaginez-vous donc maintenant assis à votre bureau. Brutalement votre supérieur hiérarchique entre et hurle : « Quoi ! Tu t’es encore trompé. Décidément, tu n’arriveras jamais à mettre cette table d’aplomb ! ». Pour lui, bien sûr, pas de problème, pas de doute, il vous parle de votre dernière réalisation, cette nouvelle application informatique qui modifie la structure des bases de données, et sur laquelle vous butez. Il vient de trouver une nouvelle erreur dans la table de données.  Comment pourrait-il se rendre compte de ce qu’il est en train de provoquer en vous ? Comment pourriez-vous réellement communiquer ensemble ?  Comment sans avoir pris le temps de se comprendre, de connaître l’histoire de l’autre, se parler vraiment ?
3. Paradoxalement, on se comprend mieux quand ni l’un ni l’autre ne s’exprime dans sa langue maternelle
Parler une langue, autre sa langue maternelle, est une sensation étrange, et cette langue nous est doublement étrangère.
D’abord bien sûr, parce que nous la maîtrisons moins bien, que notre vocabulaire est plus pauvre et imprécis, que nos constructions grammaticales sont souvent aléatoires, que nous avons souvent du mal à saisir le sens de ce que l’on lit ou entend.
Mais aussi, parce que les mots y sont relativement neufs, c’est-à-dire vides de passé, vides d’émotion. Autant chaque mot de ma langue maternelle me renvoie à tout un contexte, ces moments où je l’ai entendu les premières fois, ces réactions qu’il a provoqué quand je l’ai utilisé, autant les mots d’une langue étrangères sont comme un bain de jouvence.
Souvent enfin, que ce soit pour nous exprimer ou comprendre, nous passons par une étape interne de traduction pour saisir le sens.
Ainsi quand nous parlons une langue étrangère, si notre communication est apparemment plus pauvre, puisque notre vocabulaire l’est, elle est paradoxalement meilleure, surtout si, pour l’autre aussi, ce n’est pas sa langue maternelle : comme l’un et l’autre sont dans cette double étrangeté, les mots prennent un sens spontanément plus proche, et chacun est en éveil de la qualité ou non de la compréhension mutuelle.
Notons que nous, les Européens, à cause de la cohabitation de nos langues multiples, sommes les rois de la traduction. A l’opposé les Américains, et surtout les Chinois se sont bien peu exercés à cet art difficile, mais nécessaire. Les Américains laissent aux autres le soin d’apprendre leur langue. Et, en Chine, si bon nombre de langues locales perdurent, elles s’écrivent toutes depuis leur origine, de la même façon ; aussi les lettrés chinois n’ont-ils jamais eu besoin de traduire, il leur suffisait de s’écrire pour se comprendre. Ainsi la calligraphie est-elle une substitution à la traduction !
Les mots sont les granulats d'internet
Internet est lui aussi un grand jeu de mots planétaire. Essayez donc d’enlever les mots, il ne restera pas grand chose de l’immense toile qui nous relie de plus en plus. Certes, les pages WEB sont de plus en plus animées, et les images y sont omniprésentes, mais elles sont avant tout faites de mots.
Nous sommes tellement habitués à cet état de fait, que nous n’y prêtons guère d’attention. Ainsi va notre monde, nous sommes souvent tellement focalisés sur le détail, sur l’inattendu, sur l’anormal, que nous en oublions ce qui fait notre quotidien : à force de l’avoir sans cesse sous les yeux, nous ne le voyons plus !
Par exemple, savez-vous quelle est la matière la plus présente après l’eau ? C’est une matière sans laquelle notre monde s’effondrerait littéralement, sans laquelle rien ne serait possible, et que pourtant nous ignorons constamment. La réponse va probablement vous étonner : les granulats, c’est-à-dire ces petits morceaux de cailloux sans lesquels aucun béton n’existerait, aucun train ne roulerait, aucune route ne serait là…
Les mots sont les granulats de l’internet. Bien peu d’internautes en sont conscients, bon nombre les maltraitent, la plupart les ignorent, et pourtant comment surfer sans être un écrivain à la manière d’un Monsieur Jourdain du XXIème siècle ?
Avant de parler de 2.0 ou de 3.0, de la limite de l’essor des réseaux sociaux, ou de l’importance du « brick & mortar », n’oublions pas ces précieux auxiliaires et approfondissons la compréhension que nous en avons. L’enseignement des langues, notre langue maternelle comme les autres, est le socle du reste.
Développons donc l’art de la traduction, traduction entre les langues différentes, mais aussi entre les imaginaires.
Comprenons que tout est affaire d’interprétation et que le sens n’existe pas dans l’absolu, mais uniquement dans un référentiel donné.
Et redonnons ses lettres de noblesse à l’histoire, cette science de l’interprétation, cette revisite constante de nos souvenirs collectifs, à la recherche d’un sens commun, toujours inaccessible et sans cesse reconstruit…
Faire travailler les internautes sans qu'ils ne s'en rendent compte
Un des jeux de mots les plus étonnants sur Internet est celui inventé par le Captcha. Quel est le sens de cet acronyme, et pourquoi se répand-il progressivement sur tous les sites WEB ? Captcha veut dire : « Completely Automated Public Turing Test to Tell Computers and Humans Apart », c’est-à-dire qu’il a pour but de différencier l’homme de la machine. Comment procède-t-il ? Il nous présente un mot que nous devons reconnaître et prouver ainsi que nous sommes bien humains.
Voilà donc les mots définitivement réhabilités par Internet : ils sont l’ultime moyen trouvé pour prouver notre humanité. Pourquoi seulement face aux machines, et pas aux autres membres de l’espèce animale ou végétale ? Parce que ceux-ci surfent bien peu sur Internet, et qu’il n’a pas été jugé utile de vouloir nous différencier d’une fourmi ou d’une abeille. Notons quand même que, dans ce cas, ce test marcherait aussi, car, si les fourmis ou les abeilles ont des moyens pour communiquer entre elles, les unes par les phéromones, les autres par des danses, aucune ne saurait lire un mot et réussir un Captcha !
Dernièrement les Captcha ont franchi un nouveau cap, et nous présentent souvent non plus un seul mot, mais deux. Est-ce pour renforcer la fiabilité du test ? Un seul mot s’est-il révélé insuffisant ? Non, pas du tout. L’identification se fait toujours à partir d’un seul mot.
Alors pourquoi devons-nous reconnaître un deuxième mot ? Le but n’est plus de prouver que nous sommes des humains, mais de mettre à contribution notre qualité d’être humain, et notre capacité à reconnaître les mots de notre langue. En effet, le deuxième mot est tiré d’un livre qui vient d’être scanné et dont on cherche à s’assurer de l’orthographe.
L’idée est de mettre à contribution l’intelligence des millions d’êtres humains constamment connectés. Plutôt que de payer quelques spécialistes à tout relire, créant un surcoût considérable et un goulot d’étranglement, il a imaginé se servir des Captcha pour nous faire travailler tous, un peu et gratuitement : si notre appartenance à l’espèce humaine a été prouvée par le premier mot, notre réponse au second est archivée.
Quand je vous disais dans mon article précédent, qu’Internet était une affaire de mots, et qu’ils en étaient les granulats ! 

28 août 2012

L'ENTREPRISE EST UNE CONSTRUCTION CONTINGENTE

BEST OF (22-31 mai)
L’entreprise n'est pas née de nulle part 
Quand je lis des traités sur le management des entreprises ou sur la stratégie, j’ai souvent l’impression que leurs auteurs considèrent que l’entreprise est une entité tombée du ciel, née pour toujours et qu’émettre des critiques la concernant est un crime de lèse-majesté. Je pense exactement le contraire. L’entreprise est une construction contingente, c’est-à-dire qu’elle est issue d’un passé dont on ne peut faire table rase, qu’elle n’a pas vocation à vivre éternellement et qu’elle n’est pas un bien idéal.
Pour m’expliquer, je vais aujourd’hui et dans les deux prochains articles reprendre chacun de ses points.
Commençons donc par la question suivante : L’entreprise est-elle une entité tombée du ciel ?
Bien sûr que non ! L’entreprise, telle que nous la connaissons, n’est un produit « hors-sol », une invention qui aurait surgi de nulle part, un peu comme un don d’un Dieu de l’Économie et de la Performance.
Bien au contraire, elle est le fruit d’une évolution, et est profondément enracinée dans l’histoire de notre monde et des humains qui l’habitent. Elle est née au moment de la révolution industrielle, a pris son essor avec le développement des échanges internationaux et est en train de muter sous les coups de boutoir des systèmes d’information, d’Internet et de la financiarisation du monde.
Comment donc prétendre comprendre l’entreprise en faisant l’impasse de notre histoire collective ? Pourtant, je vois bien peu d’ouvrages traitant du sujet prendre le temps de cette réflexion. Ils théorisent, dessinent de beaux schémas et des formules mathématiques, un peu comment autant de formules magiques et divinatoires. Se croient-ils donc les grands prêtres de l’entreprise ? Ont-ils eu la vérité révélée ? Un Dieu de l’entreprise leur a-t-il transmis les tables de la loi du management au sommet du Mont de la Création de la Valeur ?
A l’inverse, pourquoi ne pas tirer parti des analyses que l’on peut faire sur le monde animal et sur les structures collectives qu’il a développées, ce bien avant que le moindre humain soit apparu ? Comment imaginer que la façon dont l’homme a émergé est sans impact sur la réalité des organisations qu’il a créées ? Comment ne pas voir que le fonctionnement de notre cerveau, dans ses dimensions conscientes et inconscientes, est une donnée majeure à prendre en compte ?
Tel est une des logiques du chemin que je poursuis personnellement, et voilà pourquoi vous me voyez prendre le temps d’une promenade au sein du monde avant de parler d’entreprise. Voilà aussi pourquoi je cherche à me tenir au courant des derniers développements des neurosciences, cette science du cerveau encore embryonnaire et en constante évolution.

L’entreprise telle que nous la connaissons, va disparaître
Comme l’entreprise n’est pas née de nulle part, elle n’a pas non plus vocation à perdurer toujours.
Faisons d’abord un retour en arrière au XVIIIème siècle. Y avait-il alors des entreprises ? Non, on ne trouvait pour l’essentiel que des activités agricoles et artisanales. Les seules structures se rapprochant de ce que nous appelons des entreprises, étaient celles qui s’étaient développées autour des échanges, que ce soit des échanges financiers, les banques, ou de marchandises, les compagnies maritimes. Mais si ces dernières étaient déjà puissantes et avaient un rôle majeur dans le fonctionnement des organisations humaines, elles n’avaient que peu à voir avec ce que nous appelons des entreprises, et l’essentiel de l’activité humaine fonctionnait sur un autre ordre mode d’organisation. Ce mode était local, et ne fédérait qu’un tout petit nombre d’individus entre eux.
Ce sont les découvertes de la machine à vapeur et de l’électricité qui, en autorisant à la fois la mécanisation des processus autrefois artisanaux et l’essor des transports, ont permis la naissance de la fabrication en chaîne et l’émergence de structures collectives capables de produire, expédier et vendre en masse, ce progressivement dans le mode entier.
Une autre invention avait aussi été nécessaire à cette émergence, mais celle-ci était née avant cette mécanisation du monde : c’est la naissance de l’imprimerie. Sans documents imprimés, impossible d’imaginer le développement de méthodes standards et leur propagation dans des structures collectives mobilisant plusieurs milliers de personnes, voire plusieurs dizaines de milliers. Sans imprimés, pas non plus de communication vers les consommateurs et pas de publicité.
Revenons maintenant à aujourd’hui.
Pourquoi après environ deux cents ans d’émergence, d’expansion et de sophistication de ce que nous appelons des entreprises, est-ce que je m’interroge sur leur mutation profonde à venir, et donc sur, de fait, leur disparition, du moins en tant que systèmes tels que nous les connaissons aujourd’hui ?
Parce que les deux piliers qui ont été à l’origine de la naissance des entreprises sont en train de muter.
Que s’est-il passé depuis une cinquantaine d’années ? Nous avons en quelque sorte réinventé l’imprimerie, c’est-à-dire notre façon de stocker et diffuser de l’information. Comment ? D’abord avec le développement des systèmes informatiques, puis plus récemment avec Internet. Notre relation à l’information est en train de se transformer d’une triple façon : effondrement du coût de stockage ; enrichissement exponentiel de ce qui peut être stocké (à la fois par le multimédia et par les liens d’abord web, puis maintenant 3.0) ; accessibilité instantanée, constante et universelle (sans fil, à très haut débit et sur toute la planète)
Parallèlement à cette révolution de l’information, nos relations à l’énergie et à la mécanisation sont, elles-aussi, en train de muter. Sans entrer ici dans une analyse détaillée et exhaustive, je peux citer : raréfaction des énergies fossiles, prise en compte des effets cumulatifs sur notre écosystème, apparition de « moteurs biologiques », robotisation, ...
À ces deux mutations, s‘ajoutent celles qui portent sur l’être humain lui-même : élévation du niveau de formation, allongement de la durée de vie, transformation de la cellule familiale et diminution du nombre d’enfants, modification de la relation avec la géographie (physiquement par le voyage, virtuellement par les connexions internet)…
Comment dès lors imaginer que tout ceci ne va pas impacter en profondeur les entreprises ? Comment croire que notre façon d’organiser collectivement  notre travail et nos échanges ne va pas aussi muter ? Comment finalement penser que nous nous enrichirons demain individuellement et collectivement comme hier ?
Bref comment ne pas voir que les entreprises vont mourir bientôt, du moins sous la forme que nous leur connaissons aujourd’hui ?
Quelle nouvelle forme va émerger ? Impossible à dire. Comment la chenille pourrait-elle se penser papillon ?
L’entreprise ni Dieu, ni Diable
Dans mes deux derniers articles, j’ai expliqué pourquoi d’abord il ne fallait pas penser les entreprises comme nées de nulle part, mais bien les comprendre comme le fruit de l’histoire de notre monde, pourquoi ensuite elles vont muter et se transformer en profondeur, ce très prochainement. Je terminais avec l’affirmation qu’il était impossible de prévoir quelle serait la nouvelle forme d’organisation qui viendrait à émerger, en prenant l’image de la chenille incapable de se penser papillon.
Peut-on toutefois mettre l’accent sur quelques points qui pourraient structurer cette émergence ? Je vais m’y risquer…
Mais avant cela, je voudrais d’abord m’élever contre une forme de double dogmatisme dominant :
  • d’un côté, la propagation croissante d’un discours venant faire des entreprises une sorte de Deus ex machina, sources d’exploitation à la fois des hommes qui la composent, des clients qu’elles exploiteraient et de la planète qu’elles videraient de sa substance,
  • de l’autre, une forme de sanctuarisation des entreprises comme l’outil absolu et idéal de la création de valeur, du développement économique et du progrès.
Les entreprises ne valent ni ces anathèmes, ni ces sacralisations, et le capitalisme qui les sous-tend non plus. 
Le monde est en perpétuelles création et transformation, sous la triple dynamique de l’accroissement de l’incertitude, de la multiplication des emboîtements et des émergences nouvelles.
Comprenons seulement que nous sommes à la fin d’un mode d’organisation – et non pas d’un cycle, car le mot de cycle supposerait un retour en arrière –, et que la complexité et la richesse de nos systèmes collectifs vont franchir une nouvelle étape.
Les tensions qui se répandent sont le témoignages des émergences en cours : les transformations réelles ne peuvent se faire sans mettre en tension tout ce qui existe. Accuser les entreprises de maux parfois réels mais dépassés n’est pas pertinent ; vouloir lutter contre ces transformations au nom d’une idéalisation de ce qui a précédé est dangereux et inopérant.
Comprenons donc qu’il ne nous faut plus réfléchir à partir du passé, que nos expériences sont de plus en plus contreproductives, et préparons-nous aux émergences en cours.
Quelles sont donc les forces en cours ?
La matière devient rare, l'information surabondante
Quelles sont donc ces lignes de force qui pourraient structurer l’émergence de nos nouvelles organisations économiques collectives ?
J’en vois trois essentielles – du moins à ce jour ! – : la relation à l’information et à la matière, la relation à l’espace et à la géographie, les rôles de l’argent et de l’homme.
Dans cet article, je vais aborder la première. Je traiterai les suivantes dans mes deux prochains articles.
En caricaturant mon propos, je pourrai dire que nous passons d’une économie où la matière était abondante et l’information rare, à l’inverse.
En effet, jusqu’à présent, nous, humains, étions en petit nombre, et chacun de nous – du moins la plupart – consommions peu par individu. Ainsi nous étions face une abondance de matières premières, et le modèle économique dominant s’est construit sur le peu de dépendance vis-à-vis de ces matières premières. Un axiome implicite était qu’elles seraient toujours là et en quantité suffisante, quoiqu’il arrive. Il a fallu voir apparaître des entreprises géantes qui, à quelques-unes, ont pu se construire des empires en s’accaparant certaines d’entre elles – ou sur leur accès, ce qui revient au même –. Ce n’est donc pas que la matière était rare, mais que son accès était contrôlé.
Parallèlement l’information était limitée, son accès difficile et le savoir l’affaire de quelques-uns. Ce qui limitait la croissance était finalement cette intelligence à se servir de la matière disponible. Il devenait dès lors logique de payer très cher des cerveaux exceptionnels et des talents rares, et peu une matière qui ne l’était pas.
L’organisation correspondante, même si elle n’était plus taylorisée, restait avec un grand écart entre une tête pensante et une masse obéissante (d’abord dans les usines, puis dernièrement dans les bureaux).
Aujourd’hui la relation s’inverse, car nous consommons notre planète plus vite que les ressources ne se renouvellent, alors que, grâce aux développements de l’éducation,  de l’informatique, des télécommunications et d’Internet, la quantité d’informations disponibles explosent et que son accès est quasi universel.
On voit déjà se transformer les modes de management et d’organisation, avec l’émergence de réseaux horizontaux, la diffusion des connaissances et des processus de décisions, l’acceptation d’une direction intégrant le lâcher prise.
Côté production, comment imaginer que nous allons pouvoir durablement produire des voitures en nombre croissant qui, la plupart du temps, restent immobiles, et qui, quand par exception elles se déplacent, le font avec une seule personne à bord, le conducteur ?
Le territoire n'est plus ou si peu, mes voisins ne sont plus les mêmes
De plus en plus de compétition pour la matière, de moins en moins pour l’information (voir mon article précédent « La matière devient rare, l’information surabondante »), et une entreprise et des hommes qui sont de plus en plus hors sol, ou qui, du moins, ont une relation nouvelle et distante avec le territoire et la géographie.
Historiquement pourtant toutes les entreprises sont nées quelque part et sont le fruit et l’expression de leur lieu de naissance : McDonald ou Coca-Cola n’auraient pas pu émerger ailleurs qu’aux États-Unis, Sisheido qu’au Japon ou L’Oréal qu’en France.
Mais depuis ces dernières années, tout a changé sous l’effet de mutations concomitantes et cumulatives.
Tout d’abord l’internationalisation, puis la globalisation de leurs opérations. Il est bien loin le temps où ces grandes entreprises avaient un état-major monoculturel et n’était qu’une juxtaposition d’entreprises locales. Elles ont, chacune à sa façon, entrepris un métissage qui, sans faire disparaître la réalité de leur origine, l’enrichit des apports de chacun. Ainsi par exemple, si L’Oréal reste différent d’un Procter & Gamble dans sa façon d’aborder un marché, de s’organiser et de s’y développer, l’entreprise n’en est pas moins de plus en plus chinoise en Chine, russe en Russie ou américaine aux USA… devenant par là-même un être hybride, nouveau et complexe.
Ensuite chacun de nous, chaque homme ou chaque femme qui participe à ces entreprises, nous avons une relation différente avec le pays et le territoire où nous nous trouvons. C’est ce qu’a notamment très nettement explicité Michel Serres dans ces différents livres.
Comme il le résumait dans une conférence tenue en janvier 2011 : « Avant, notre adresse nous repérait dans l’espace. Aujourd’hui nos adresses sont le téléphone portable et l’ordinateur, ce sont deux adresses qui ne sont plus repérées dans l’espace. (…) On est dans un nouvel espace topologique où on est tous voisins. Les nouvelles technologies n’ont pas raccourci les distances, il n’y a plus de distance du tout. » L’essor récent des réseaux sociaux, et singulièrement Facebook, invente de nouvelles appartenances, de nouveaux voisinages, de nouvelles interactions.
Enfin ce brassage des origines et des cultures n’est pas seulement organisationnel dans les entreprises ou virtuel dans les réseaux, il est aussi de plus en plus physique dans nos villes. Il suffit de marcher, les yeux ouverts, dans les rues de Paris pour y constater la diversité qui y déambule. Toutes les races, toutes les religions, toutes les cultures s’y télescopent… souvent non sans mal.
Comment dès lors l’entreprise, qui est avant tout l’expression d’un mode d’organisation collective des hommes, ne s’en trouverait pas changée… et en profondeur ?
Des hommes, des machines... sans argent ?
Après le passage à la raréfaction de la matière et l’abondance de l’information (voir « La matière devient rare, l’information surabondante ») et à la déterritorialisation (voir « Le territoire n’est plus ou si peu, les voisins ne sont plus les mêmes »), voici le troisième et dernier volet de la mutation des entreprises, le changement portant sur les hommes, l’argent et les machines.
Qu’observe-t-on en effet ?
Tout d’abord une rupture dans l’organisation des processus industriels et administratifs, et un changement dans la relation travail-homme-machine. La diffusion massive des technologies de l’information au sein de tous les composants de l’entreprises – dans les machines-outils, dans les systèmes de pilotage, dans la bureautique, dans les bases de données, dans les systèmes expert… - , modifie en profondeur la notion de travail, ainsi que le rôle et la place des hommes et des femmes qui sont présents dans les entreprises.
On n’est bien loin déjà du temps des ateliers caricaturés dans Les Temps modernes de Charlie Chaplin, et le coût réel du travail, c’est-à-dire la relation entre la valeur ajoutée effectivement produite et les dépenses en personnel, dépend de moins en moins du niveau de rémunération, et de plus en plus de la motivation, du niveau de formation et de la capacité à se confronter et à travailler ensemble.
Quant à l’argent, c’est peu de dire qu’il occupe aujourd’hui un rôle plus que jamais central. Inventé à l’origine comme un moyen nécessaire pour sortir de l’économie de troc, et permettre l’émergence des économies modernes, il est devenu une valeur en soi, et l’emballement de la sphère financière en témoigne.
Mais est-il si certain que cet argent va garder cette place centrale ? Comme la généralisation des systèmes de communication temps réel et la diffusion d’intelligence dans les réseaux est devenue une réalité, il devient possible, dans de nombreux cas, de boucler des transactions faisant intervenir un grand nombre d’acteurs – une sorte de nouveau quasiment infiniment sophistiqué et complexe –,  et donc en se passant de l’intermédiaire financier.
Va-t-on alors voir naître des nouvelles entreprises tirant parti de ce nouveau paradigme d’une relation non intermédiée par l’argent, et bâtie sur un couple homme-machine inconnu encore ?

24 août 2012

LE MONDE ANIMAL BOUGE, COLLABORE... ET COMMUNIQUE

BEST OF (19 avril - 9 mai 2012)
Si petite fourmi !
A proprement parler, nous regardons de haut les fourmis. Il faut dire, ou écrire en l’occurrence, qu’elles sont si petites par rapport à nous. Même pas la taille d’un de nos doigts, le plus souvent plus petites qu’un de nos ongles. Donc de leur cerveau, inutile d’en attendre grand-chose, il est si petit que nous l’imaginons insignifiant. A peine la place pour un tout petit réseau neuronal.
Avec un chien ou un chat, on peut avoir un semblant de communication. Avec un cheval, un singe ou un dauphin, aussi. Mais avec une fourmi ? Impossible de la regarder les yeux dans les yeux ; inutile de lui lancer une balle, elle ne la ramènera pas ; même à votre retour de vacances après une longue absence, n’espérez pas être accueilli par des sauts de fourmis ou des cris de joie.
Par contre, laissez tomber un peu de nourriture par terre et vous allez les voir accourir. Ou plutôt, vous allez d’abord en voir une, puis dix, puis cent, puis vous ne pourrez plus les compter.
Pourtant ces fourmis que nous méprisons, dès qu’elles sont en groupe, elles font des prouesses et elles ont largement conquis le monde. Impossible de marcher en un quelconque endroit du globe sans tomber sur une de leurs colonies.
Le record en terme de taille semble être détenu par la Formica yessensis, une espèce de fourmi des bois, qui a construit une colonie de 45 000 nids sur 1 250 hectares à Hokkaidō (Japon), abritant plus d’un million de reines et 306 millions d’ouvrières.
Bref à cause du monde animal, notre univers littéralement fourmille de vie qui va dans tous les sens. Avec la matière inerte, on avait l’entropie et le chaos, avec le végétal l’auto-organisation et la dérive naturelle. Le voilà avec le monde animal prit comme de folie : danserait-il la Saint-Guy au rythme du mouvement brownien de toutes ces espèces qui s’y sont répandues ?

A gauche ou à droite ?
La gazelle était là, tranquille. Fatiguée par une longue journée passée à sillonner la savane, repue de toutes les herbes glanées de-ci de-là, elle pensait goûter d’un repos bien mérité au bord de sa poche d’eau favorite. Mais ce ne fut pas le cas. Elle sentit très vite le danger. D’abord un craquement dans le lointain, puis cette odeur qu’elle avait, depuis son enfance, appris à reconnaître. Elle se figea, sachant un lion tapi derrière le buisson qui jouxtait les arbres.
Elle savait qu’elle n’avait qu’une chance pour lui échapper : la fuite et la course. Heureusement, forte de son dernier chrono – elle venait de réaliser une pointe à 104 km/h, nouveau record des gazelles de la savane locale –, elle était sûre de pouvoir échapper à n’importe quel lion.
Bien, mais il s’agissait de ne pas trébucher, ni de se retrouver prise en tenaille entre plusieurs lions. Et surtout pas un guépard, son ennemi juré, le seul à pouvoir la rattraper.
Alors devait-elle partir à gauche ou à droite ?
Elle n’eut pas le temps de finir sa réflexion, car le lion jaillit brutalement. Sans réfléchir, elle partit vers la droite, et, telle une fusée, disparut dans les herbes de la savane. Le lion eut beau faire de son mieux, il ne la rattrapa pas. Pas grave se dit-il, je me ferai la suivante…
Ainsi va le monde animal. Rien n’est certain, rien n’est gagné d’avance. Quand un lion surgit, la gazelle s’en va… mais impossible de savoir si elle partira à gauche ou à droite, et pas moyen de prévoir de façon certaine l’issue du combat…
Haro sur les moustiques !
Il était immobile, plaqué sur le plafond de la chambre à regarder, de façon obsessionnelle, ma veine qui palpitait. Persuadé que je dormais, n’en pouvant plus d’attendre, il se décida à plonger.
C’est ainsi que commença un des mes plus violents combats nocturnes : la lutte infernale et sans cesse renouvelée contre le moustique. Pendant de longues minutes, tout vola dans la pièce : je lançai tour à tour mes baskets, une serviette de bain qui passait par là, un pantalon, mes mains… et pour finir, un tee-shirt qui, sans raison particulière, atteint, lui, son but. Le moustique finit ainsi, venant accompagner les tâches gagnées dans la journée.
Épuisé par cette lutte, je m’assis sur mon lit et me posai alors cette question simple : pourquoi ce moustique voulait-il me piquer, et plus généralement, pourquoi les moustiques veulent-ils piquer les humains ?
Est-ce pour nous empêcher de dormir ? Pour assouvir une vengeance lointaine et oubliée, une forme de vendetta ?
Ou est-ce le fruit d’une analyse comparative scientifiquement menée, un test qui aurait démontré aux moustiques que, dans la grande bataille de la survie, le sang humain était la meilleure nourriture ?
Je rêvais d’une assemblée de moustiques, un conseil supérieur de leur espèce, qui aurait supervisé cette étude. Des milliers et des milliers de tests, une infinité de peaux piquées, des myriades d’éprouvettes remplies des prélèvements, des générations de moustiques mises à l’épreuve, un grand plan de formation pour améliorer le piqué et la vitesse de succion… Tout cela pour aboutir logiquement, rationnellement et efficacement à cette guerre des moustiques contre le repos des humains.
Évidemment cela ne s’est pas passé comme cela.
Comment les moustiques en sont-ils donc arrivés à devenir ces vampires nocturnes ? Comme toujours par hasard…
Tout avait effectivement commencé, il y a longtemps, très longtemps même : le lointain ancêtre du moustique était un insecte qui, comme bon nombre d’autres, avait développé un appendice effilé pour absorber un liquide, une sorte de paille si vous voulez. Pratique pour survivre et boire rapidement.
Un jour, l’un d’eux est parti en promenade, et s’est posé sur la peau d’un animal à sang chaud. Or cette peau, pour assurer la régulation de température et les échanges avec l’extérieur, était poreuse. Notre moustique préhistorique, perdant l’équilibre, a logé son appendice très effilé dans l’orifice. Une fois à l’intérieur, il a trouvé un liquide riche et nourrissant : du sang. Il a trouvé cela tellement bon qu’il en est devenu complètement accro, et qu’il a fait partager l’aubaine à ses congénères.
Et voilà…
Que comprend-on de ce à quoi on participe? - Sans microorganismes, pas de À la recherche du temps perdu !
Étonnant contraste entre la petitesse de la fourmi et la puissance de tout ce que collectivement elles peuvent réaliser. Dans mon article « La fourmi est petite, mais la fourmilière est grande », je présentais plusieurs de leurs prouesses les plus spectaculaires : la capacité de construire des ponts vivants pour franchir un obstacle, la fabrication d’un radeau étanche protégeant la reine et permettant de survivre aux inondations, l’invention de l’agriculture ou de l’élevage, trouver le plus court chemin entre deux points, optimiser la circulation… J’y évoquais aussi les performances des abeilles qui ne sont pas en reste en matière de prouesses collectives.
Le monde animal est ainsi peuplé d’espèces qui, faibles individuellement, sont fortes grâce à des propriétés qui émergent collectivement, c’est-à-dire des propriétés qui n’existent pas au niveau d’un individu, mais qui ne se manifestent qu’au niveau du groupe : une fourmi seule ne pourrait ni trouver le plus court chemin, ni résister à une inondation, ni faire de l’élevage de puceron ; une abeille seule serait de même incapable de trouver les meilleures fleurs…
Fascinante puissance du groupe.
Mais au fait, est-ce que chaque individu est conscient de ces propriétés émergentes ? Ou formulé autrement, une fourmi ou une abeille comprennent-elles ce qu’elles font et pourquoi elles le font ? Quand une fourmi s’associe à ses voisines pour créer un radeau et permettre à la fourmilière de devenir insubmersible, sait-elle ce qu’elle fait et pourquoi elle le fait ? Ou quand une autre de ses congénères se livre à la culture de champignons, est-elle consciente de participer à créer une nourriture indispensable à la survie future ? Et quand d’autres viennent au secours de nymphes pour faire partir des prédateurs, ont-elles en tête le nectar que cette même nymphe pourra donner en retour ?
Difficile de répondre à une telle question, non ?
Probablement un peu, sinon comment imaginer que chacune pourrait se prêter efficacement à sa tâche. Mais probablement pas complètement, car on ne voit pas bien comment la complexité de l’ensemble irait se loger dans la petitesse d’une seule. Une forme d’intelligence distribuée, en réseau : j’agis avec juste les informations nécessaires à mon action, mais sans savoir les buts finaux de mon action, buts qui me dépassent.
Sautons à un tout autre aspect de ce monde animal, et de ses emboîtements, à celui de ces multitudes d’organismes vivants qui habitent chacun de nous. Ils sont des millions de milliards à se promener sur nous et en nous. Infinité de la vie, de ses cohabitations et de ses articulations.
Chacun de ces microorganismes vit à son rythme, suit sa propre logique, subit les influences de ce qui l’entoure et contribue sans le savoir à la dynamique d’ensemble. Parmi ce troupeau invisible, certains nous sont nuisibles, d’autres au contraire sont nécessaires au bon fonctionnement de notre corps, contribuant à sa survie.
Repensons alors à la scène fameuse de Marcel Proust trempant sa madeleine et se retrouvant brutalement replongé dans son enfance à Combray chez sa tante Léonie. L’écriture de cette scène n’a été possible que grâce à l’existence de ces microorganismes qui habitaient le corps de Marcel Proust. D’une certaine façon, on se trouve à nouveau devant une propriété émergence : pas de microorganismes, pas de À la recherche du temps perdu.
Mais cette fois l’émergence est lointaine, et non pas de proximité comme avec les fourmis et les abeilles de tout à l’heure. Et plus de doute à avoir : ces microorganismes ne peuvent pas même imaginer ce à quoi ils contribuent. Soyons rassurés, leurs descendants ne vont pas venir demander leur part des droits d’auteurs !
Nous sommes des doigts pour les fourmis : Réagir à ce que l’on ne comprend pas
Dans Les Fourmis, le célèbre livre de Bernard Werber, nous vivons le monde au travers des yeux des fourmis, et apprenons que, pour elles, nous sommes des doigts. C’est en effet grâce à ces extrémités de nos mains que les fourmis nous connaissent le plus souvent. Mais comment à partir d’une information aussi incomplète, pourraient-elles se faire une idée, ne serait-ce qu’approchante, de qui nous sommes ? Impossible. C’est d’ailleurs la réponse qu’apporte Bernard Werber dans son livre.
Mettons-nous maintenant dans la peau, – si je puis dire… –, d’un des microorganismes qui nous habitent. Comment pourrait-il bien nous appeler ? Quelle expérience a-t-il de la cohabitation avec ce corps qui l’englobe ? S’il est conscient de quelque chose, – si tant est que le terme de conscience est un sens dans ce cas… –, cela ne peut être que des cellules qui l’environnent, ses alter-ego en quelque sorte.
Or, si jamais ces fourmis ou ces microorganismes nous importunent, nous allons chercher à les neutraliser, voire les détruire, à coup d’insecticides ou d’antibiotiques.
Voilà alors leur vie qui va s’arrêter brutalement, et pour une raison qui, au sens strict du mot, les dépasse : comment une fourmi qui, au mieux, a repéré les principales propriétés des « doigts » pourrait en inférer les dangers d’un insecticide. La quantité d’informations qu’elle détient, et sa capacité cognitive de traitement, même collectivement au niveau de la fourmilière, sont très certainement insuffisantes. Que dire alors du « pauvre » virus qui se trouve confronter à un antibiotique…
Et pourtant, on voit se développer des insectes résistants aux insecticides, et des virus résistants aux antibiotiques. Est-ce à dire que des races de surdoués auraient réussi à décrypter nos attaques, à les analyser et à trouver la parade ?
Non bien sûr ! C’est, une fois de plus, une des propriétés de l’évolution, et de la dérive naturelle telle que développée par Francesco Varela : à force de bricoler, et de se modifier aléatoirement, les solutions émergent et se répandent.
Pourquoi de tels développements sur l’incapacité des fourmis et des microorganismes à théoriser ce qui leur arrive, et sur l’émergence, pourtant, aléatoire de solution ? Parce que je crois que ceci s’applique aussi à nous, humains : nous comprenons beaucoup moins que nous le croyons ce qui nous arrive, nous définissons les choses par ce que nous en voyons ou percevons, et nous trouvons beaucoup plus souvent que nous ne l’imaginons les solutions par hasard.
J’aurai l’occasion de revenir plus tard sur ces points, mais, pour l’instant, je n’en ai pas fini avec les animaux…
Représentations et langages: De la réponse automatique à la communication volontaire
Joëlle Proust dans son livre « Les animaux pensent-ils ? », nous emmène sur le chemin de la représentation et du langage.
Premier stade, celui de la réponse automatique, ce qu’elle appelle « Bien faire sans rien savoir ». Il en est ainsi du thermostat qui, tout en ne comprenant pas ce que peut vouloir dire le concept de température, sans même en fait la mesure, peut réagir à un changement de température, grâce un dispositif physique dont les modifications covarient avec l’environnement.
Au deuxième stade, émerge un premier degré d’extraction de l’information, la « protoreprésentation ». Qu’est-ce que cela caractérise ?  Un état neuronal qui, à la fois, sait lire une modification donnée du monde extérieur et agit en fonction de cette information acquise. On peut résumer cet état par la création d’un couple : je perçois, donc j’agis. Ce sont des conditionnements associatifs comme celui du retrait de la tête et du pied dans la coquille pour l’escargot. Autre exemple plus sophistiqué de ce même état : la capacité de l’araignée de réagir à une vibration de la toile. Dans ce cas, elle n’a pas mémorisé un seul type de vibration, mais tout un ensemble, ce qui va lui permettre de moduler sa réaction et de « comprendre » qui a été pris dans sa toile. Caractéristique donc de l’action face aux protoreprésentations : l’unité de temps et de lieu. On agit ici et maintenant. L’information n’est pas extraite, elle est simplement un déclencheur.
Le troisième stade est celui de la représentation. Quelle est la différence entre une protoreprésentation et une représentation ? Une protoreprésentation est liée à une situation donnée, elle est « immergée » dans ce cadre : l’araignée ne sait pas lire une vibration indépendamment de sa toile. A l’inverse, une représentation n’est pas liée à une situation donnée, elle est la capacité de renvoyer à un objet ou un événement donné indépendamment de ce qui apporte l’information : un animal devient capable de lire les régularités du monde, c’est-à-dire de repérer des constantes. Il pourra alors acquérir la capacité de répondre à ces régularités, et améliorer l’efficacité de ses réponses à des situations données. Il pourra aussi agir de façon différée, manipulant ainsi mentalement des représentations.
Comment maintenant aborder la question du langage ? Joëlle Proust identifie trois types de support :
1. Les indices : un indice est une information portée par un animal, et qui n’a pas la possibilité de le faire disparaître. L’apparition des plumages nuptiaux de la frégate est ainsi un indice qui informe les mâles qu’elle est disponible à l’accouplement.
2. Les traces ou les signes : bien que pouvant être effacés par l’émetteur, ils ne sont pas non plus contrôlés par eux ; ce sont donc des sources involontaires d’informations. Il en est ainsi par exemple des traces de pas, ou encore d’une transpiration exprimant une nervosité.
3. Les signaux : il s’agit là d’un processus ritualisé et volontaire de diffusion d’une information. La danse des abeilles leur permet ainsi d’indiquer l’intérêt de ce qu’elles ont trouvé, et dans quelle direction, cela se trouve.
Est-ce que les signaux forment un langage ? Par nécessairement. Il faut encore qu’une grammaire existe et que le sens naisse de la combinaison des signaux. On ne peut pas donc dire que les abeilles se parlent,  même si elles communiquent entre elles.
Les fourmis peuvent-elles discuter entre elles des doigts qu’elles rencontrent ?  Allez donc leur demander !
(1) Voir les extraits que j’avais mis en ligne dans un article intitulé « Un chimpanzé peut-il, non seulement voir, mais penser qu’il voit quelque chose ? »

Et arriva un nouvel animal 
Voilà quelques dizaines de milliers d’années, pas grand chose au regard des quinze milliards écoulées depuis le Big-Bang, un nouvel animal a émergé, fruit du bricolage vivant. Un physique banal, ou du moins rien d’exceptionnel, rien pour en faire un athlète de la création, pas un de ces géants de l’ère des dinosaures.
Quand il est apparu, l’univers était devenu fort de son incertitude, de ses emboîtements et de ses émergences. On en était bien loin de l’état simple et primitif de la matière. Sous les empires conjugués de la loi de l’entropie qui ne cesse d’accroître l’incertitude, du chaos qui, tout en créant des systèmes structurellement stables, fait diverger les moindres décalages, de l’auto-organisation des cellules vivantes qui accélèrent les ajustements, et du monde animal qui progressivement a appris les langages et les représentations, le monde était infiniment complexe et imprévisible.
Ce nouvel habitant de la Terre allait porter un cran plus loin cette capacité animale à agir ensemble, à inventer et à construire. Avec lui, le langage deviendrait des mots, les représentations des symboles et des images dont il allait habiller les murs de ses habitations. Un matin, il en viendrait à entendre des voix intérieures, à se tourner en lui-même, à penser et se penser, et à vouloir comprendre ce monde qui s’était inventé bien avant lui.
Au bout de sa route, il allait transformer en profondeur la Terre qui l’avait vu naître, restructurant la nature et l’enchâssant dans des constructions de métal, de pierre et de verre. Il allait aussi se doter progressivement de structures collectives de plus en plus sophistiquées qui, emboîtant ses cellules familiales d’origines, seraient d’abord géographiques et tribales, pour devenir très récemment économiques et industrielles.
Alors cet animal, qui ne se reconnaissait plus dans ses congénères et se pensait comme une espèce à part, allait inventer l’art du management, cet art qui se voulait diriger ce monde collectif dans lequel la plupart vivaient.
Mais finalement comment comprendre l’art du management sans l’inscrire dans ce grand continuum qui l’unit au Big-Bang ?