Affichage des articles dont le libellé est AgoraVox. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est AgoraVox. Afficher tous les articles

3 oct. 2011

FAUT-IL QUE LES PME FINANCENT LES GRANDES ENTREPRISES ?

Les plans en faveur des PME/PMI se répètent à l’identique depuis trente ans, et rien ne change. Voulons-nous continuer ainsi ?
Les plans en faveur des PME/PMI sont un des marronniers de la politique française : chaque fois qu’un gouvernement est en mal d’idées, chaque fois qu’un parti politique élabore un programme, chaque fois qu’une commission économique quelconque se réunit, un nouveau plan nait. Un nouveau qui est toujours le même…
Il se trouve qu’à la sortie des mes études, en septembre 1979, alors que je commençais mon activité professionnelle, étant chargé de mission à la Délégation à la Petite et Moyenne Industrie, j’ai participé à l’élaboration de l’un d’eux (1). Je n’ai pas conservé une copie de nos travaux de l’époque (2), mais je me souviens très bien des têtes de chapitre.
De quoi y parlait-on ? De simplification administrative, de financement et de trésorerie, de l’accès aux marchés publics, d’encouragement à la création d’entreprises, d’aide à l’innovation, de soutien à l’exportation, de facilitation de la transmission et de la succession …
Nous avions aussi mis en avant notre déficit en entreprises de taille moyenne (3), ce singulièrement par rapport à l’Allemagne. Nous avions montré que c’était ce déficit qui expliquait largement la fragilité du commerce extérieur français.  C’était lui aussi qui limitait le renouvellement de nos grandes entreprises, et leur permettait de fonctionner un peu comme un club privé.
Nous avions pu relier ce déficit à l’importance du crédit interentreprises, c’est-à-dire au crédit correspondant aux délais de paiement : en France, la pratique était de payer à 90 jours, voire bien davantage, dès que le rapport de force était défavorable au vendeur. Or l’essentiel des clients des PME étant des entreprises de taille beaucoup plus grandes qu’elles, le rapport de force ne leur était pas favorable, et elle attendait longtemps avant d’être payé. Pour paraphraser un sketch de Fernand Renaud, célèbre dans les années soixante, et relatif au temps nécessaire au refroidissement du fût d’un canon, combien de temps attendaient-elles ? Un certain temps, le temps qu’il faudrait, le temps que la grande entreprise voudrait…
En Allemagne, ce même délai était d’une dizaine de jours. Du coup, l’importance des sommes correspondantes était considérable, puisque, si l’on prenait un délai moyen en France de 90 jours, cela représentait un écart moyen de 75 à 80 jours, soit donc plus de 20% de la valeur de la totalité des échanges interentreprises, soit beaucoup plus que mille milliards de francs.
Étant au bout de la chaîne, les PME supportait l’essentiel de ce crédit interentreprises, et finançait de fait tout le processus industriel et le système bancaire : en simplifiant et en caricaturant, les bénéfices qu’elles accumulaient, servaient en grande partie à abonder la trésorerie des grandes entreprises et de la distribution (4). Elles se trouvaient aussi dans la nécessité de se retourner vers les banques, en quémandant des financements pour couvrir les besoins de trésorerie générés par ces délais de paiement. Les banques avaient ainsi entre leurs mains la survie de la plupart des PME, et leur faisaient payer le prix cher, notamment au travers de la demande de caution personnelle. Résultat pour les PME : dégradation de la rentabilité, fragilisation, situation de dépendance et alourdissement de toutes les prises de décision.
Que se passait-il pour une PME qui était en situation de croître rapidement ? Tout d’abord, sa capacité d’investissement était diminuée par le coût du financement de son besoin en trésorerie, besoin qui suivait linéairement la croissance de son chiffre d’affaires. Si elle arrivait malgré tout à croître, à un moment, elle était le plus souvent étranglée, car elle ne pouvait plus trouver le financement correspondant : les banques, trouvant l’opération risquée, demandait de nouvelles garanties personnelles, qui rapidement excédaient le patrimoine du dirigeant. D’où blocage, et, selon nos estimations, source essentielle du déficit en entreprises de taille moyenne, et c’était la raison essentielle selon nos analyses de notre déficit en entreprises moyennes.
En Allemagne, rien de tel : le paiement quasi comptant était la règle. Donc, il n’y avait pas de goulot d’étranglement à la croissance, et une petite entreprise bien dirigée pouvait croître et financer son développement sans entraves.
Compte-tenu de l’importance du sujet, nous avions alors cherché à comprendre pourquoi de tels délais de paiement s’étaient développés en France, et pas en Allemagne. Nous avions montré qu’il y avait un lien direct avec une différence existant entre le droit commercial anglo-saxon et latin :
  • Dans le droit anglo-saxon, le transfert de propriété n’était pas effectué à la livraison, mais au paiement. Aussi, si une entreprise voulait transformer un bien en l’intégrant dans son processus de production, ou le revendre à un client, elle ne pouvait le faire qu'après elle l’avait effectivement payé. D’où le développement du paiement comptant, ou quasi comptant.
  • Dans le droit latin, le transfert étant effectué à la livraison, l’acheteur n’était pas contraint à le payer avant de le transformer ou le revendre. Le délai de paiement était alors issu du rapport de forces entre l’acheteur et le fournisseur. Aussi dès que l’acheteur était une grande entreprise, le rapport de forces lui étant favorable, le délai de paiement se rallongeait. D’où l’existence du crédit interentreprises en France.
En conséquence dans le plan en faveur des PME/PMI, nous avions mis l’accent sur ce thème.


Qu’est-ce que j’observe plus de trente ans plus tard ?
Tous les plans en faveur des PME/PMI qui se sont succédés – et il y en a eu autant que de gouvernements, si ce n’est plus –, contiennent la même litanie d’objectifs : innovation, création, simplification, financement… Les derniers ne font pas exception, qu’ils émanent du gouvernement, de l’ex-commission Attali ou de l’opposition.
Si j’étais cynique, je dirais que le bon côté est que cela facilite leurs rédactions, et devrait diminuer le besoin en experts pour le rédiger. Mais ce n’est pas le cas, et il est triste de voir que rien ne bouge…
Quant au crédit interentreprises, a-t-il été réduit ? Pas vraiment, voire pas du tout. On a d'abord modifié le droit français en y instituant la clause de réserve de propriété, et si elle est présente dans un contrat commercial, la transmission du bien n’a plus lieu à la livraison, mais à son paiement.
Pourquoi alors rien n’a-t-il changé ? Pour une raison simple : comme cette clause doit être négociée, elle n’est mise en œuvre que si le rapport de force est favorable au vendeur. Résultat, loin d’avoir favorisé les PME, elle s’est retournée contre elles : quand une PME achète des produits à une grande entreprise, celle-ci impose la clause de réserve de propriété, et la PME est condamnée à payer quasiment comptant. Allez imaginer la même chose pour un petit sous-traitant de Renault ou PSA, ou un fournisseur de Leclerc ou Carrefour. Pensez-vous vraiment qu’il va prendre le risque de perdre un contrat en exigeant la présence de la clause de réserve de propriété ?

Plus récemment ces délais ont été plafonnés par la loi à soixante jours, et on constate une amélioration. Il était temps, car comme le reconnait l’Observatoire des délais de paiement dans l’introduction de son rapport 2010 : « Simultanément, les efforts sur la réduction des délais fournisseurs ne sont plus majoritairement supportés par les PME, comme ce fut le cas entre 1999 et 2007, mais s’étendent désormais à la sphère des ETI et des grandes entreprises.» 
Il était temps, mais, notre handicap reste très important vis-à-vis de l’Allemagne, et comme le note ce même rapport : « le niveau moyen des retards de paiement ne semble quant à lui pas diminuer : pour Altares, en 2010 les entreprises en France « peinent à ne pas alourdir les reports de paiement ». »

Tant que l’on ne l’aura pas rendu systématique, tant que l’on en fera un point de négociation, rien ne changera : les PME financeront la grande industrie et la grande distribution, les banques tiendront entre leurs mains leur survie quotidienne, et nous n’aurons pas d’entreprises moyennes.
Aussi, plutôt que de procéder par incantations, plutôt que de jeter l’anathème sur les banques ou la grande industrie, pourquoi ne pas s’attaquer à la cause, et, à l’occasion de la crise actuelle et de l’élection qui arrive, ne pas modifier notre droit commercial, et faire de la clause de réserve de propriété la règle.
Est-il utopique de vouloir pour une fois s’intéresser à la source d’un problème, et non pas à des conséquences secondaires ou à des boucs émissaires ?

(1) J’ai même été rapporteur auprès de Michel Hervé et Daniel Houri pour leur Rapport sur le développement des PME-PMI en France (1983)
(2) L’informatique n’était pas encore née, et tout était tapé sur des machines à écrire.
(3) Entreprise de plusieurs centaines de personnes
(4) C’était ce crédit qui avait soutenu la croissance des grands groupes de distribution, car ils avaient fait financer leurs investissements par leurs fournisseurs : comme un hypermarché était payé comptant par ses clients et payait ses fournisseurs à 90 jours ou plus, il bénéficiait d’une trésorerie positive qui pouvait financer sa croissance, et/ou être placée. Ainsi la grande distribution largement financée par le crédit interentreprises, se trouvait-elle en positon de force, car elle était génératrice de trésorerie, et donc de placements à court terme.


       

30 sept. 2011

PEUT-ON ÊTRE ÉLU EN PARLANT VRAI ?

Il est toujours pertinent de parier sur l'intelligence
Communément on croît que les hommes politiques sont condamnés à la langue de bois, et qu’il est suicidaire de dire ce que l’on pense. Je crois exactement le contraire.
Avant de m’expliquer sur ce point, je vais revenir sur ma vision de la crise actuelle, vision que j’ai présentée en détail dans mes deux derniers articles(1).
En résumé, nos problèmes actuels ne viennent ni de la crise financière, ni des endettements cumulés, car ceux-ci ne sont que des effets, et non des causes. La cause, c’est la convergence en cours entre nos pays (nous qui étions les « maîtres du monde ») et les pays ex-émergents, et aujourd’hui largement émergés (Chine, Inde et Brésil). Car, cette convergence, amorcée au début des années 90, et qui a pris toute sa puissance au début des années 2000, conduit à une baisse inexorable de notre niveau de vie.
Une métaphore pour me faire comprendre : prenez deux bassins ayant des niveaux d’eau très différents, séparés par des vannes, et approvisionnés par un cours d’eau. Commencez à ouvrir un peu les vannes : les niveaux vont alors se mettre à converger. Tant que la fuite est inférieure à l’apport d’eau, les écarts entre les niveaux se réduisent, mais le niveau le plus élevé ne baisse pas, au contraire. Ouvrons davantage les vannes. À un moment donné, la fuite devient supérieure à l’apport, et alors, le niveau le plus élevé baisse. Cette baisse durera tant que les niveaux ne seront pas identiques.
C’est très exactement ce qui nous arrive. La mondialisation a rendu communicante nos économies, et a amorcé la convergence, d’abord lentement, puis de plus en plus vite à partir des années 2000. Grâce à l’endettement, nous avons masqué un temps cette baisse, mais cela ne peut plus durer. Comme nous sommes encore en 2011, trente fois plus riche qu’un Indien, neuf fois qu’un Chinois et quatre fois qu’un Brésilien, la convergence n’est pas terminée, et va s’étaler sur les dix à vingt ans à venir… sans compter les dettes qu’il va nous falloir rembourser (Voir pour plus de détails, mes articles précédents, avec notamment des données précises issues de la Banque Mondiale).
Nous voilà donc face à une diminution de notre revenu d’environ 50% pour les années à venir, soit une baisse de 3 à 6 % par an si ceci s’étale sur 10 à 20 ans. C’est cette baisse qui fait craquer les coutures les plus fragiles.
Comme je l’ai indiqué précédemment :
  • Cette baisse est non seulement inévitable – on ne peut pas revenir en arrière sur la mondialisation, comme on ne peut pas séparer deux gaz après les avoir mélangés –, mais juste – comment pourrions défendre le fait de rester trente fois plus riche qu’un Indien ou près de dix fois qu’un Chinois ? -. De plus, ces pays sont maintenant suffisamment puissants pour ne pas accepter un quelconque retour en arrière.
  • Elle doit être supportée chez nous par les 50% de la population les plus forts (salariés des entreprises dominantes et des services et entreprises publics, et proportionnellement au revenu) et les budgets de l’État les moins prioritaires (pour pouvoir réinvestir dans l’Éducation, la Justice et la Recherche), ce qui veut dire pour eux un effort annuel de 5 à 10% par an. Le capital accumulé et la multiplication de dépenses non nécessaires rendent tout à fait possible un tel effort.
  • Il est urgent aussi de définir comment passer les difficultés immédiates actuelles. Mais si ceci n’est pas fait en intégrant la baisse à venir, aucune solution valide ne peut être trouvée. Pour prendre une métaphore médicale, on ne soigne pas une maladie en s’attaquant uniquement à ses conséquences.
Bref, en un mot, il y a une réalité à laquelle il faut faire face.

J’en reviens maintenant à ma question du début : peut-on être élu en parlant vrai ?
Je réponds oui, ce pour trois raisons majeures :
1.       La majorité des habitants de nos pays ne sont pas stupides :
Ils sentent bien que ce qui leur est dit est inexact, que les analyses sont fausses, et que souvent on leur ment. Comment en serait-il autrement quand tous ceux qui monopolisent le discours public ne font que se contredire semaine après semaine ?
De plus, malgré les critiques faites à notre système éducatif, l’intelligence collective s’est fortement accrue, et le pourcentage de ceux qui ont voyagé aussi. Pourquoi donc penser que la plupart sont hermétiques à un raisonnement simple et fondé ? Parier sur le manque d’intelligence est une forme de mépris.
Personnellement, j’ai fait le pari inverse en écrivant mes articles et en affirmant, haut et fort, que « la convergence était inévitable » et que « nous n’éviterions pas la baisse de notre niveau de vie ». Ai-je été traîné dans la boue ? Est-ce que mon analyse et mes conclusions ont déclenché colère ou rire ? Non, c’est exactement le contraire : je n’ai jamais déclenché autant d’intérêt et autant d’adhésion. Par exemple, mon deuxième article a été mercredi dernier le 2ème le plus lu sur AgoraVox, et y a été approuvé à 70% des lecteurs.
                                                              
2.       Les politiques sont rattrapés par leur déni de réalité :
Si nous continuons à refuser cette baisse et que nous la nions, toutes les anticipations resteront fausses, et donc toutes nos actions aussi. Nous irons de désillusions en désillusions, de plan d’urgence en plan d’urgence… jusqu’à ce qu’une quasi guerre civile survienne.
La confiance entre des dirigeants et un peuple repose sur l’existence d’une vision, fusse-t-elle dure, et non pas sur l’agilité d’une girouette capable de réagir au moindre souffle de vent. Elle repose aussi sur la sensation que celui qui dirige est sincère et juste. Comment être sincère sans avoir un cap ? Comment être juste quand on est le jouet des évènements ?
La rupture de la confiance va avec la montée des égoïsmes : égoïsmes des puissants qui, cyniquement, tirent un parti maximum de leur pouvoir actuel ; égoïsmes des salariés protégés qui, voyant leurs dirigeants préoccupés d’abord de leur fortune personnelle, maintiennent leurs avantages au préjudice des autres. Tout le monde sait où conduit la montée des égoïsmes.

3.       Le monde à construire dépasse celui des territoires locaux et des nations :
La convergence a été amorcée par la mondialisation des échanges et des entreprises. Ce n’était alors que le rapprochement des économies et des organisations. Avec le développement d’Internet, c’est la convergence entre les hommes qui s’amorce. Celle-ci sera infiniment plus longue, mais elle est déjà en cours. Il ne s’agit pas d’une dissolution des cultures dans une bouillie mondialisée, mais d’un tissage de plus en plus fin et dense entre les cultures et les origines. Ce nouveau métissage est porteur d’un futur qui s’invente de partout localement tous les jours. Nous allons être collectivement riches de nos différences et de nos échanges.
Comment ne pas voir ce mouvement en cours ? Comment les politiques pourraient construire pour la jeunesse un projet sur le repli et le protectionnisme ? Comment ne voient-ils pas l’archaïsme de leurs approches ? Comment ne pas comprendre que la progression des revenus n’est pas une fin en soi, mais uniquement une fuite en avant, de plus en plus artificielle et fausse ?
Et après, ils s’étonnent de ne pas soulever d’enthousiasme…

Même si mon propos porte sur tous les pays développés, j’observe bien sûr la campagne des présidentielles françaises au prisme de tout ce que je viens de dire.
Ce qui me frappe c'est que les seuls à formuler un diagnostic s’approchant du mien sont l’aile gauche du monde politique, et plus précisément Jean-Luc Mélenchon et Arnaud Montebourg. Ils pointent le doigt sur la mondialisation comme source des problèmes actuels ; ils l’inscrivent dans un processus en cours, loin d’être terminé ; ils insistent sur la nécessité de changer fondamentalement l’approche, si l’on ne veut pas voir se poursuivre la désagrégation du tissu social.
Mais je diverge sur deux points majeurs :
  • La mondialisation est souhaitable, ce qu’ils ne disent jamais : comment se dire humanitaire et vouloir maintenir le reste du monde en état d’infériorité ? Comment ne pas voir que nos villes sont déjà peuplées de personnes issues de ces pays dont on veut se protéger ? Où arrêter une vague de protectionnisme si on l’enclenche ? Comment ne pas déraper dans la montée d’égoïsmes multiples ?
  • La mondialisation est irréversible : comment détricoter les fils de la mondialisation, ou, pour reprendre ma métaphore,  séparer les molécules de gaz, une fois le mélange fait ? Comment croire que des barrières douanières seraient la solution, alors que les produits sont le fruit de processus complexe de fabrication ? Comment éviter les effets boomerang ?
Si je ne suis pas en phase avec les conclusions tirées par cette aile gauche, je ne vois pas les autres afficher une vision réaliste du futur :
  • Ils se centrent sur la crise financière, sans évoquer d’où elle vient.
  • Ils croient que l’endettement est due au passé, et qu’il s’agit « seulement » de le résorber.
  • Ils ne voient pas que la convergence entre les pays va continuer à nourrir cet endettement, si nous ne prenons pas acte de notre baisse tendancielle de revenu.
  • Ils imaginent qu’une croissance future viendra tout résoudre, les uns grâce à une incantation demandant aux entreprises d’investir et de se développer, les autres à une nationalisation les obligeant à le faire.
  • Ils parlent tous d’un miracle venant des petites et moyennes entreprises, en oubliant que l’Allemagne, elle aussi, est confrontée à la baisse de son revenu.

Je crois pourtant qu’il est encore temps et possible de parler vrai :
  • Pourquoi ne pas expliquer que la mondialisation ne peut plus se faire à notre profit, qu’il est juste de partager, et que donc elle va se poursuivre pour améliorer le bien-être des autres pays ?
  • Pourquoi ne pas montrer que nous avons une richesse accumulée, tant dans des sphères publiques que privées, qui peut permettre d’amortir ce choc, en protégeant les plus faibles ?
  • Pourquoi ne pas faire de « consommer moins, en vivant mieux » un projet mobilisateur ?
  • Pourquoi ne pas parier sur l’intelligence et le partage, plutôt que sur la domination et la compétition ?
Sommes-nous donc condamnés à être comme des animaux dans la jungle ?

26 sept. 2011

NOUS N’ÉVITERONS PAS LA BAISSE DE NOTRE NIVEAU DE VIE

On ne peut pas dissocier l’analyse des conclusions
Je fais suite à mon article paru su deux jours la semaine dernière sur mon blog (« La crise n’est pas née en 2008, elle est l’expression du processus de convergence des économies » et « Ayons le courage de faire face collectivement à la transformation en cours »), et relayé sur le Cercle Les Échos sous le titre « Faire face à la convergence des économies mondiales ».
Dans cet article, je montrais que nos pays, après avoir longuement dominé le reste du monde et organisé la mondialisation à leur profit, se voyaient depuis les années 90 soumis à un processus de convergence, amenant progressivement le niveau de vie moyen du Brésil, de la Chine et de l’Inde à se rapprocher du nôtre.
J’expliquais aussi que ce processus allait se poursuivre dans les dix à vingt ans à venir, et que, compte-tenu de notre endettement privé et/ou public qu’il allait en plus devoir rembourser, nous allions avoir à faire face à une baisse très sensible de notre niveau de vie moyen. J’avançais le chiffre de 50%, ce qui correspondait à une baisse de 3 à 6 % par an sur la période.
Je concluais enfin sur la nécessité de ne pas faire porter cet effort sur les plus fragiles, ou sur les budgets tels que l'Éducation, la Justice, la Santé ou la Recherche, ce qui allait supposer une baisse de 5 à 10% supportée par les moins fragiles et les dépenses les moins utiles.
Les réactions et commentaires que j’ai recueillis suite à cet article qui a donc été largement diffusé, m’amène à apporter les précisions et les compléments suivants.
Je suis tout d’abord heureusement surpris par l’accueil reçu et l’acceptation du diagnostic porté. Ceci montre que le langage de la vérité est possible, et que les experts et les politiques ont bien tort de ne pas le tenir. Je nous sens collectivement capables de faire face au réel, et c’est rassurant.
Ensuite certains m’ont dit partager mon analyse, mais pas mes conclusions. Comme je leur ai déjà répondu, on ne peut pas séparer les deux : mes conclusions ne tombent pas du ciel, elles sont le fruit de mon analyse. Donc on ne peut contester les conclusions, sans contester l’analyse. C’est un réflexe courant : refuser le reflet apparaissant dans le miroir quand il dérange.
Concernant donc les commentaires sur mon analyse, d’aucuns ont indiqué que je n’avais pas tout pris en compte, et notamment pas l’écologie et l’environnement. C’est exact. Mon analyse, comme toute analyse, n’est pas exhaustive, car c’est impossible. Par construction, tout raisonnement suppose une focalisation et des choix. La question à se poser n’est pas de savoir si telle ou telle donnée manque, mais si ce manque vient fausser le raisonnement. Or la prise en compte des contraintes écologiques ne vient pas modifier la convergence, mais la vitesse de cette convergence, car elle vient modifier le niveau de la croissance mondiale : le niveau actuel de consommation des ressources naturelles et la dégradation du bon fonctionnement de notre planète vont en effet très probablement freiner le développement. Ce ralentissement, loin de nous être favorable, risque d’abaisser plus drastiquement notre niveau de vie, car seule une forte croissance mondiale peut adoucir la chute. Comment imaginer que nous puissions durablement rester les propriétaires des ressources rares ?
Enfin on m’a aussi souvent interpelé sur les inégalités existantes au sein des pays émergés. Il est vrai qu’elles existent et sont croissantes, mais il en est de même chez nous. Le risque dans tous les pays est la montée des égoïsmes et le renforcement des puissants au préjudice des faibles. Le fait que des inégalités se développent en Chine, en Inde ou au Brésil ne va pas freiner la convergence, elle va simplement la rendre dangereuse, comme chez nous. C’est donc bien un combat mondial pour plus d’équité et de justice qu’il va falloir mener. Au risque de me répéter, je ne crois pas que nous puissions mener ce combat, en donnant des leçons aux autres, leçons que nous n’appliquons pas chez nous.
Agir positivement suppose d’abord que nous comprenions et acceptions que :
  • Nous ne sommes plus les maîtres du monde,
  • La convergence est en cours et va aller à son terme, ce qui est juste et bien,
  • Sous la pression de la convergence et de la nécessité de rembourser nos dettes, notre niveau de vie moyen va baisser durablement,
  • Les efforts devront être supportés par les puissants et les forts,
  • Il est possible de construire un nouveau projet positif, ne reposant plus sur la croissance et la domination,
  • Nous devons nous donner les moyens de passer la situation critique à court terme.
Est-ce que ce que je présente est le scénario du pire ? Je ne crois pas, je le crois réaliste. Et si jamais, la réalité nous était plus favorable, nous aurions alors à gérer de bonnes nouvelles, ce qui est facile. À l’inverse, à force de nous bercer de fausses bonnes nouvelles, à force de croire à des scénarios faussement optimistes, nous n’arrêtons pas d’encaisser des mauvaises nouvelles et des successions de tours de vis.
Ceci rejoint ce que j’écrivais, il y a un an dans mon livre « Les mers de l’incertitude » :
« Ceux qui vont réussir seront des paranoïaques optimistes : ils savent que le pire est possible, se sont préparés en conséquence et sont confiants de leur capacité à s’en sortir.
Comment vont-ils procéder ? Ils vont s’organiser non pas sur le scénario médian, mais sur le pire. En effet, si je centre mes actions sur l’hypothèse médiane, j’ai une chance sur deux d’avoir à faire face à une mauvaise nouvelle (sans parler de celles que je n’ai pas identifiées initialement). Je vais donc être constamment débordé. Si je démarre en fonction de la pire hypothèse, je n’ai alors plus que des bonnes nouvelles à gérer. Ma recommandation est de mettre ainsi l’incertitude identifiée à l’intérieur des marges prises et non pas à l’extérieur. Comme il va se produire en plus des événements totalement imprévus, autant n’être surpris qu’en positif par ceux que l’on a identifiés à l’avance. »
    

20 sept. 2011

AYONS LE COURAGE DE FAIRE FACE COLLECTIVEMENT À LA TRANSFORMATION EN COURS

Le Neuromonde est en train d’émerger et le vent de la convergence souffle de plus en plus en tempête (2)
(Cet article est la suite de celui paru hier)
Souffle donc depuis maintenant une vingtaine d’années, le vent de l’émergence du Neuromonde, né de la convergence entre nos économies et celles de la Chine, de l’Inde et du Brésil. Que peut-on faire ?
Faut-il et peut-on lutter contre la convergence en cours ?
Les sirènes du protectionnisme et du retour en arrière sont à l’œuvre de partout, mais il nous faut les ignorer car :
  1. La convergence est juste et éthiquement souhaitable : je rappelle qu'en moyenne, un habitant de nos pays est encore quatre fois plus riche qu’un Brésilien, neuf fois plus qu’un Chinois, et trente fois plus qu’un Indien. Au nom de quoi, pourrions-nous défendre le maintien de telles inégalités ?
  2. La convergence est irréversible : Elle est le résultat de l’imbrication des économies et de la mondialisation des processus de productions. La plupart des produits que nous utilisons tous les jours ne sont pas fabriqués en un lieu unique, mais dans de nombreux pays(1). Il est illusoire d’imaginer que l’on peut détricoter les fils : essayez donc de séparer des gaz après les avoir mélangés, ou de récupérer le sirop dans un verre de menthe de l’eau.
  3. La convergence va s’étendre à d’autres pays : Elle se diffuse progressivement à tous les pays de la zone Asie et de l’Amérique du Sud. Les évènements récents dans les pays du Maghreb vont eux aussi très probablement renforcer cette dynamique. Elle a enfin pour l’instant laissé de côté les pays d’Afrique Noire. Faut-il souhaiter que cela perdure ?
Quoique l'on fasse, cette convergence va donc se poursuivre... et c'est heureux.
Que peut-on faire ?
Doit-on baisser les bras et sombrer dans une morosité collective, en se contentant d’observer notre déclin collectif ? 
Certes, non, mais symétriquement, il ne sert à rien de nier le sens et la force du vent, et toute action doit partir d’un principe de réalité et de l’acceptation de ce qui est inévitable, à savoir que :
  • Il est illusoire de penser que nous allons pouvoir enrayer notre baisse de pouvoir d’achat collectif, car la vitesse de convergence est trop rapide pour pouvoir être comblée par la croissance.
  • Cette baisse va être rendue plus forte, car nous allons devoir rembourser les dettes privées et/ou publiques accumulées. Vu le niveau de l'écart actuel versus les pays en émergence et celui des endettements, je crois qu'il faut se préparer à une baisse de 50%.
  • Ce baisse va s’étaler sur les dix à vingt ans à venir, soit une baisse de 3 à 6% par an pendant la période.
Quitte à paraître provoquant, je voudrais poser une question brutale : est-ce si grave ? 
Ne  pouvons-nous pas collectivement supporter une telle baisse ? Ne pouvons-nous pas gérer une diminution de 3 à 6 % par an de notre niveau de vie ? N’avons-nous pas collectivement suffisamment de richesses accumulées nous permettant d’y faire face ? Ne pouvons-nous pas arrêter de construire des ronds-points en forme d’œuvres d’art(2), de refaire sans cesse nos routes départementales, de dépenser autant de milliards d’euros dans le budget de la Défense(3), d’acheter le dernier smartphone, ou d’avoir des voitures qui passent l’essentiel de leur temps, immobiles ou avec un seul passager à bord ?

Mais ce raisonnement qui est exact en moyenne, ne l’est plus, si on l’applique aux plus défavorisés, ou à des budgets comme ceux de l’Éducation, de la Justice, de la Santé ou de la Recherche : ils ne peuvent pas supporter une quelconque baisse. Au contraire, les sommes aujourd'hui allouées sont souvent insuffisantes.
Appliquer une baisse à tous serait même dangereux, car le tissu social volerait en éclat, et cela nous conduirait à nous affronter les uns les autres.
Aussi, la baisse ne doit-elle porter que sur les dépenses les moins utiles, et les efforts ne doivent être demandés qu’aux moins fragiles, c’est-à-dire à ceux dont les revenus dépassent un certain niveau, et/ou qui sont protégés par les organisations privées ou publiques pour lesquelles ils travaillent. N’est-il pas légitime de leur demander de tels efforts, soit une baisse probablement de 5 à 10% par an,  pour protéger ce qui doit l’être et construire ensemble une société plus juste ?
Une telle remise en cause peut-elle être conduite isolément pays par pays en Europe ? Sûrement non. Elle devrait conduire à un rapprochement de nos pays, et à plus d’union. 
Peut-elle être amorcée simultanément dans tous les pays ou être initiée par la commission européenne ? Je ne le crois pas. Elle devrait partir d’initiatives locales, se propageant d’un pays à l’autre.
Je suis conscient que mon propos peut paraître fataliste ou utopiste. Je le crois réaliste, et in fine inévitable. Chacun d'entre nous sent bien que nous sommes en train de changer de monde. Mon pari est que nous sommes prêts à entendre un discours vrai, même s'il est dur, à condition qu'il s'appuie sur une solidarité réelle.
Alors pourra naître une mobilisation conduisant à la construction d'un projet pour un futur commun et positif, futur qui ne reposerait plus sur les égoïsmes locaux, et le dogme de la croissance des biens et de la consommation.

(1) Tous les produits complexes ne sont pas fabriqués en un lieu unique, mais sont l’assemblage de sous-ensembles venant d’usines multiples. Même à supposer que toutes ces usines soient localisées dans un même pays, la chaîne de production de ces usines comprend des machines-outils et des logiciels de production qui viennent d’autres pays.
(3) Selon un article paru le 25 août 2011 dans le Wall Street Journal (voir la carte ci-jointe), le budget 2011 de la défense en France est de 51 Milliards $, alors qu’il n’est que de 42 Mds $ en Allemagne, 27 Mds $ en Italie, et 16 Mds $ en Espagne. Seul, le Royaume-Uni dépense plus avec 57 Mds $. Si l’on ramène ces montants, au nombre d’habitants des pays, nous dépensons 809 $ par habitant, versus 912 au Royaume-Uni, 513 en Allemagne, 447 en Italie et 340 en Espagne.


            

8 sept. 2011

ÉMERGENCE : DE LA FOURMI À LA FOURMILIÈRE, DE L’ABEILLE À LA RUCHE

Réunion des 3 articles parus la semaine dernière sur les fourmis
Peut-on échanger avec une fourmi ?
A proprement parler, nous regardons de haut les fourmis. Il faut dire (ou écrire en l’occurrence) qu’elles sont si petites par rapport à nous. Même pas la taille d’un de nos doigts, le plus souvent plus petites qu’un de nos ongles. Donc de leur cerveau, inutile d’en attendre grand-chose, il est si petit que nous l’imaginons insignifiant. A peine la place pour un tout petit réseau neuronal.
Avec un chien ou un chat, on peut avoir un semblant de communication. Avec un cheval, un singe ou un dauphin, aussi. Mais avec une fourmi ? Impossible de la regarder les yeux dans les yeux ; inutile de lui lancer une balle, elle ne la ramènera pas ; même à votre retour de vacances après une longue absence, n’espérez pas être accueilli par des sauts de fourmis ou des cris de joie.
Par contre, laissez tomber un peu de nourriture par terre et vous allez les voir accourir. Ou plutôt, vous allez d’abord en voir une, puis dix, puis cent, puis vous ne pourrez plus les compter.
Car en fait, pourquoi parler d’une fourmi ?  Comment être sûr que c’est bien elle que l’on va retrouver plus tard ? Essayez donc de la marquer d’une façon ou d’une autre… Des chercheurs y sont arrivés, mais cela n’est pas à la portée d’un premier venu.
Avez-vous déjà vu une fourmi solitaire ? Pourrions-nous imaginer une fourmi Rousseauiste, rêveuse et adepte de promenades ? Certes dans Fourmiz, l’ouvrière Z-4195 tombe bien amoureuse de la belle princesse Bala et a des angoisses métaphysiques, mais elle a la voix de Woody Allen…

Non, les fourmis ne se pensent pas une par une, mais comme un groupe, un ensemble, une colonie. Et certaines fourmilières peuvent atteindre des tailles considérables : le record semble être détenu par la Formica yessensis, une espèce de fourmi des bois, qui a construit une colonie de 45 000 nids sur 1 250 hectares à Hokkaidō (Japon), abritant plus d’un million de reines et 306 millions d’ouvrières.
Oui, mais, en additionnant des êtres aussi petits et apparemment primaires que des fourmis, peut-on aboutir à un système global doué d’intelligence ?
La réponse est oui…
La fourmi est petite, mais la fourmilière est grande
...ou du moins détient-elle des propriétés étonnantes.
Jean-Claude Ameisen, dans « Sur les épaules de Darwin », a consacré en mai et juin dernier plusieurs émissions aux fourmis. Voici quelques exemples de ces étonnantes propriétés collectives :
  • Elles sont industrielles : des fourmis d’Amérique du Sud sont capables de construire des ponts vivants pour franchir un obstacle. D’autres, les fourmis de feu, toujours d’Amérique du Sud, peuvent, en cas d’inondation, fabriquer un radeau vivant étanche qui flottera ensuite pendant des mois : chaque fourmi isolée peut piéger une petite poche d’air, mais la collectivité peut en piéger une grande quantité qui permet aux couches du bas – celles qui se trouvent en dessous de la ligne de flottaison –, de respirer ; pour éviter l’épuisement, les ouvrières se relaient et se remplacent dans la position du bas. En voici une vidéo étonnante :


  • Elles ont, bien avant l’homme, il y a soixante à cinquante millions d’années, inventé l’agriculture : ce sont encore des fourmis d’Amérique du Sud qui en sont en à l’origine avec l’invention des jardins de champignons, ce quarante millions d’années avant les termites (ne concluez pas que les termites sont arriérées, sinon que penser de nous alors ?). Il y a douze millions d’années, sont apparues les fourmis coupeuses de feuilles fraiches, capables d’approvisionner plus efficacement des champignons comestibles. Voir le film sur les Atta, les Fourmis champignonnistes
  • Elles savent aussi faire de l’élevage : elles ne se nourrissent pas d’œufs – elles ne sont pas prédatrices –, mais de la rosée de miel que les nymphes produisent. En échange, elles les protègent contre les prédateurs, et aussi de cette rosée qui les englue, gène leur mobilité, et peut même les noyer. Cette rosée génère également la présence de champignons microscopiques qui peut les détruire, elles ou les feuilles sur lesquelles elles se trouvent.


L'agora est dans le ciel
Poursuite de cette promenade parmi les propriétés étonnantes des fourmilières, toujours largement inspiré par les émissions de Jean-Claude Ameisen. Après avoir été capable de construire un radeau insubmersible, avoir inventé l’agriculture et l’élevage, les voilà qui sont capables de :
  • Elles peuvent vivre en symbiose avec des arbres : comme pour les nymphes, elles échangent nourriture contre protection. Les arbres produisent un nectar, et les fourmis chassent les prédateurs. Elles répondent à une substance volatile, une odeur émise par la feuille, les plus jeunes l’émettant en permanence, les plus vieilles uniquement quand elles sont agressées.
  • Elles ont inventé la division du travail et la spécialisation : au sein des fourmis coupeuses de feuilles, on compte une vingtaine de tâches différentes en fonction de la taille de la fourmi (selon la taille, une fourmi est plus ou moins puissante, mais aussi peut plus ou moins accéder à de petites alvéoles) et de son âge (les plus âgées vont à l’extérieur, les autres sont centrées sur les tâches domestiques
  • Trouver le plus court chemin entre deux points : elles peuvent faire émerger de solutions optimales à partir de connaissances uniquement locales. Pour cela, elles explorent le territoire au hasard et laissent des phéromones qui recrutent des autres fourmis : plus le chemin est court, moins il y a d’évaporation et donc davantage de recrutements, et au bout d’un moment, tout le monde passe par le voie la plus rapide. Elles savent même gérer des réseaux dynamiques, complexes et changeants, car elles savent aussi mémoriser une direction. 
    Les abeilles de  leur côté ne sont pas en reste, car elles peuvent :
    • Optimiser la circulation : avec elles, jamais d’embouteillages. Et souvent des soldats immobiles sont sur les côtés pour protéger le flux.
    • S’adapter en fonction de leur environnement : l’expérience individuelle vient compléter, voire infléchir le conditionnement originel. Ainsi chez certaines familles de fourmis, si une exploratrice ne trouve jamais de nourriture, elle finit par se spécialiser dans des tâches internes à la fourmilière. A l’inverse, celles qui ont du succès, sortent de plus en plus. Bel exemple de plasticité cérébrale collective
    •  Faire part à leurs congénères de leurs découvertes : de retour à la ruche, en exécutant comme une danse, elles communiquent le résultat de leurs recherches. La qualité de la découverte est donnée par la vitesse du retour final et le nombre de circuits, la direction par l’angle de la montée par rapport à la verticale, la distance par la durée de la montée. Ensuite, à cette distance et dans cette direction, les abeilles n’ont plus qu’à chercher l’odeur dont l’abeille d’origine était imprégnée. Et comme elles sont sensibles à la polarisation de la lumière, aux rayons ultra-violets, elles trouvent leur chemin même si le soleil est caché. Pratique, non ? Et une vidéo pour vous montrer la danse de l'abeille :

    • Procéder par démocratie majoritaire : la colonie ne décidera la localisation de la nouvelle ruche qu’après un vote démocratique et collectif. Comment ? Facile… D’abord plusieurs centaines d’abeilles partent séparément à la recherche d’un nouveau site adéquat. Chacune procède à une évaluation attentive (volume de la cavité, isolement thermique, isolement par rapport à l’humidité et la pluie, taille de l’ouverture – ni trop grande, ni trop petite -), puis revient pour faire un compte-rendu dansé. Les éclaireuses qui n’ont rien trouvé, si elles sont séduites par la danse, vont à leur tour évaluer le site potentiel. Ainsi petit à petit, les destinations les plus intéressantes recrutent de plus en plus d’éclaireuses. Une option se dégage, et à un moment, il y a un consensus qui se fait et toute la colonie s’envole. 
                                                       

    26 juil. 2011

    ARRÊTONS DE FAIRE UN DÉNI DE GROSSESSE ET FAISONS FACE À LA NAISSANCE DU NEUROMONDE

    Best of (7 février 2009)

    Il flotte dans l’air de nos sociétés – en France et dans le reste du monde – comme un arrière-goût amer, un de ces goûts qui vous empêchent de dormir et vous réveillent la nuit, un goût de gueule de bois, mais sans avoir bu. Nous sommes comme groggy d’un match de boxe que nous n’avons pas vraiment joué.
    Ce n’est pas un désespoir absolu, mais une grande dépression collective, nourrie par la crise récente et par l’incapacité des structures collectives à y répondre, qu’elles soient politiques ou non.

    De ce point de vue, le « show télévisé » de Nicolas Sarkozy n’était ni bon, ni mauvais. Il exprimait lui-même ce flottement, ce malaise. Il suffit de noter les contradictions entre ses propos successifs, son incapacité à esquisser ne serait-ce qu’une perspective de sortie. En fait, il ne procède que sous la forme d’ « incantations religieuses », de « formules magiques » supposées apporter la solution. A un moment, sur la répartition du profit entre le travail, l’investissement et le capital, il a même eu des accents d’un Georges Marchais des années 70, belle preuve de modernité…

    Je repense aux films que j’ai vus ces dernières semaines et qui expriment tous d’une façon ou d’une autre, ce vide quasi abyssal : un groupe d’adolescents qui ne cherchent même plus à se rebeller et dont le seul projet est le suicide collectif (Everything is fine), des vies hachées , découpées, juxtaposées, et droguées par l’ennui (Better Things), la glissade irréversible depuis ses rêves vers une conformité bourgeoise qui dissout tout plaisir (Noces rebelles ou mieux avec son titre anglais « Revolutionary Road »).

    Ambiance de fin de règne, de fin de période…
    Que se passe-t-il ?
    Sommes-nous tous victimes d’une forme d’asphyxie à un gaz qui viendrait nous endormir petit à petit, nous plongeant dans une torpeur pré-mortelle ?

    Non, je crois que nous sommes sous le choc d’une transformation en profondeur, d’une renaissance collective, d’un accouchement. Et, à l’instar de certaines femmes, nous faisons un déni de grossesse, nous voulons nier ce changement, nous déprimons face à cette réalité que nous ne voulons pas assumer.

    Comme je l’ai déjà écrit dans des articles précédents (voir notamment ma série d’articles autour du « Neuromonde »), je crois qu’il y a une forme de malentendu dans la lecture de la crise actuelle : la crise financière n’est pour moi que le révélateur et l’accélérateur d’une mutation profonde de notre monde. Cette mutation est celle de l’émergence progressive et réelle d’un monde globalisé où tous les hommes sont effectivement connectés.

    Pourquoi sommes- nous connectés ?
    D’abord parce que nous sommes plus nombreux et que nous nous « touchons » physiquement de plus en plus. Parce que dès lors nous avons un impact croissant et destructeur sur notre environnement. Parce que ce qu’un groupe d’individus fait à un bout du monde peut détruire ou améliorer l’environnement de tous.
    Ensuite parce que, à cause du développement des transports physiques et dernièrement des communications virtuelles – singulièrement grâce à la téléphonie mobile et internet -, les entreprises sont devenues globales et non plus seulement internationales. Parce qu’alors tous les territoires sont reliés entre eux et sont en compétition effective. Parce que les écarts de revenus entre pays ne sont plus en conséquence tenables, les vannes ayant été ouvertes.

    Nous sortons des cavernes de nos appartenances géographiques, comme nous sommes sortis, il y a des millénaires, des cavernes rocheuses. Cette sortie est amorcée, mais sera longue.
    Cette transformation vient remettre en cause les organisations actuelles et les avantages acquis. L’organisation mondiale était favorable à nos pays et notre niveau de vie provenait de l’exploitation relative des autres. Ceci n’est progressivement plus possible. Et donc notre niveau relatif va baisser : la connexion a créé un Neuromonde dans lesquels il n’y a plus de « vannes » permettant de maintenir des différences durables entre les niveaux de vie.

    Comme les « vannes » ont été ouvertes, l’eau coule irréversiblement, les niveaux se rapprochent, nous allons vers un monde plus égalitaire. Cet abaissement relatif était déjà enclenché, mais il était masqué par la croissance mondiale : l’hyper-croissance chinoise et indienne notamment permettait ce rattrapage, sans baisse absolue de notre niveau de vie.
    La crise financière n’a pas provoqué cette baisse relative, mais, comme elle ampute fortement la croissance mondiale, elle rend cette baisse douloureuse, car elle est devenue une baisse absolue : dans nos pays – et singulièrement en France –, notre niveau de vie collectif baisse pour la première fois. Une annonce comme la diminution de 20% des salaires chez IBM en est un signal retentissant. Et comme la classe dirigeante protège ses acquis, les efforts sont supportés par les plus faibles, qui étaient déjà les plus fragiles…

    La réponse ne peut pas être le retour en arrière, car nous ne pouvons pas nous « déconnecter » les uns des autres :
    - Nous ne pouvons pas diminuer le nombre d’hommes sur la planète : Avez-vous envie d’une guerre mondiale comme principe de régulation des naissances ?
    - Tous les processus économiques et industriels sont trop enchevêtrés : Comme la plupart des produits manufacturés sont la conjugaison de travaux impliquant un nombre croissant de pays, êtes-vous prêts à vous priver de la plupart des objets qui rythment votre vie quotidienne ?
    - Tous les flux financiers sont interdépendants : Voulez-vous voir s’effondrer tout le système financier mondial ?
    - Toutes les villes occidentales sont multiculturelles et multiraciales : Seriez-vous friands d’une guerre civile au sein de nos villes opposant les différentes ethnies, une sorte de guerre des banlieues en grand ?
    - …

    Nous ne pouvons plus refermer les vannes, nous ne pouvons plus lutter contre la force des courants, nous sommes emportés par la puissance de la transformation.
    Et c’est heureux, car comment pourrions-nous vouloir retourner vers ce monde où notre richesse venait largement de l’appauvrissement des autres ? Ce n’est pas ce que vous voulez ? Rassurez-moi…

    Non, le repli sur soi n’est pas la réponse. Non, nous ne devons pas chercher à retourner dans nos cavernes géographiques et territoriales.

    Pour sortir de cette dépression collective, pour retrouver ensemble des chemins positifs et d’espoir, il est urgent de faire face à la réalité de la situation.
    Ce n’est pas en faisant croire que le protectionnisme va protéger des emplois que l’on fait face.
    Ce n’est pas non plus en pensant que la sortie de la crise financière sera la sortie de nos problèmes.
    Ce n’est surtout pas en jetant l’anathème sur les autres – ceux qui ne sont pas comme nous – que nous y arriverons.

    Faire face, c’est d’abord avoir le courage de regarder lucidement ce monde global dans lequel nous sommes entrés, ce Neuromonde qui, que nous nous le voulions ou pas, est en train de naître et qui devient le nôtre.


    En liaison avec cet article, lire mes articles sur :
    La naissance du Neuromonde
    - Comment distinguer les faits et les opinions

    Pourquoi prévoir est un art paradoxal et "impossible"