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21 févr. 2022

TOUTE DÉCISION EST FAUSSÉE

L’art de la décision est un art paradoxal, car à y bien réfléchir, toute décision est faussée...
Qu'est-ce que décider ?
C’est parmi un ensemble de choix possibles, choisir l’un au nom d’un objectif ou d’une vision que l’on a en tête, implicitement ou explicitement, et ce parce que l’on pense que ce choix est celui qui est le plus en cohérence avec cet objectif, ou, a minima, à égalité avec d’autres options possibles.
Arrêtons-nous d’abord sur cette proposition de définition.
Pourquoi faut-il qu’il y ait plusieurs choix possibles ? La réponse est évidente : car sinon, il n’y aurait aucune décision à prendre. Remarquons toutefois que certains parlent de décisions, alors que, en fait, ils n’ont fait que choisir la seule option possible. Mais qui en viendrait à dire qu’un morceau de bois qui suit le cours d’un fleuve, et est ballotté au gré du courant décide ?
Ensuite l’objectif et la vision. Pourquoi faut-il qu’il y ait un objectif ou une vision pour qu’il y ait décision ? La réponse est là aussi, me semble-t-il, assez évidente : si ni je ne vise un objectif, ni je n’ai une vision de la situation, comment pourrais-je parler de décision, alors que je n’ai fait que choisir au hasard une option parmi d’autres ? Attention choisir volontairement de se laisser guider par le hasard, est bien une décision.
En effet, on fait ce choix au nom d’une vision de la situation qui est que tous les choix se valent, ou que l’on n’a pas assez d’informations pour pouvoir faire un choix, ce qui revient au même ; c’est donc bien au nom d’une vision que l’on décide de choisir au hasard (1). Notons aussi que, derrière une absence de décision consciente, il y a peut-être une décision inconsciente : même si je ne sais consciemment que j’ai un objectif ou ai construit une vision du monde, mes processus inconscients en ont et ont orienté mes choix. Mais, ce n’est pas une décision au sens conscient du terme.
Enfin l’analyse des options et le choix de celle qui est la plus adéquate. Cette dernière étape est elle aussi nécessaire : même si, dans les cas simples, elle est très rapide et quasi immédiate, c’est bien cette analyse qui conduit au choix, et fait la décision. Car si cette analyse n’existait pas, ce serait de fait comme n’avoir ni objectif, ni vision, et nous serions ramenés au cas du paragraphe précédent.
Dernière remarque préalable : pour qu’il y ait décision, il faut qu’existe un sujet qui décide, sujet qui peut être selon les cas, soit une personne seule, soit un groupe de personnes. C’est ce sujet qui est confronté aux trois étapes indiquées ci-dessus : il fait face à plusieurs options, il poursuit un objectif et à une vision de la situation, il choisit l’option la plus adéquate.
Toute décision suppose donc : un sujet qui décide, la présence de plusieurs options, l’existence d’un objectif et d’une vision de la situation, et l’analyse de ces options par rapport à cet objectif et cette vision. Alors pourquoi puis-je affirmer que toute décision est faussée ?
Pour cela, je vais reprendre chacune des quatre composantes de la décision.
1) Le flou du décideur : qui décide ?
A tout seigneur, tout honneur, commençons par le sujet, celui qui décide… ou qui croit décider.
Comme je l’ai notamment expliqué dans ma série d’articles, L’iceberg de l’inconscient (2), nous ne percevons que la surface de nos processus mentaux, et notre identité est beaucoup plus complexe qu’elle ne nous apparaît. Ainsi ce "je" qui est sujet de la décision, qui est-il ? Est-il réellement le même que celui qui a fait les analyses a fixé les objectifs ? Sait-il pourquoi il préfère ceci ou cela ? Difficile de répondre brutalement par l’affirmative. Au mieux, je dirais : oui, peut-être et probablement… mais comment en être sûr ? Et même si les modifications sont mineures, peut-on affirmer qu’elles ne sont pas suffisantes pour engendrer des différences importantes ?
Or souvent, en entreprise, le sujet n’est pas unique, mais est un groupe, un comité, ou un tandem. Occasion d’indéterminations supplémentaires. Et parfois ces comités ne sont que des chambres d’enregistrement, où l’on apporte un cachet officiel à des décisions prises dans d’autres cénacles…
Mais je vous l’accorde, ce flou sur l’identité du sujet qui décide, n’est pas de nature à lui seul à entacher le processus de décision, et c’est insuffisant pour pouvoir affirmer que la décision est fausse. Disons que son attribution à un sujet donné est moins nette qu’il n’y paraît.
Il reste à examiner les trois autres composantes de la décision.
2) Le flou des options : existent-elles toutes réellement ?
Donc le sujet qui décide est incertain et flou. Son image est brouillée par la puissance des processus inconscients, et par la complexité des organisations.
Qu’en est-il du premier objet de sa décision, à savoir l’existence de plusieurs options ?
Un souvenir lointain me revient. Il date d’un peu plus de vingt ans. J’étais en charge d’une mission de conseil pour le compte d’une grande entreprise française, appartenant alors au secteur public. L’objet de la mission était de bâtir la stratégie de ses activités de distribution : cette entreprise commercialisait elle-même ses services au travers d’un réseau d’agences, et se posait la question légitime de leur devenir.
Au lancement de la mission, une réunion avec mon interlocuteur au sein de l’entreprise eut pour but de préciser le champ de l’étude, et les différentes variables à prendre en compte. Au milieu de la réunion, il me dit : "Robert, il est important que vous étudiiez un scénario où nous n’aurions plus aucune agence en propre".
Je l’ai regardé, interloqué, et lui ai demandé : "Certes, mais avez-vous une quelconque chance de mettre en œuvre un tel scénario ? Est-ce que les contraintes s’imposant à vous ne le rendent pas impossible ?
– Effectivement, me répondit-il.
– Alors, pourquoi vouloir étudier ce qui ne pourra jamais être appliqué ?"
Il me regarda en souriant, et conclut qu’effectivement, il ne servait à rien d’étudier une telle variante.
Pourquoi est-ce que je raconte maintenant cette anecdote ? Parce qu’elle illustre une tendance que j’ai souvent constatée : nous nous inventons des options qui n’existent pas vraiment, et par là nous créons des décisions fictives. Il peut en effet être rassurant de croire que l’on a plus de marges de manœuvre que la réalité ne nous accorde. Qu’il est bon d’avoir l’illusion de choisir ce que les circonstances nous ont en fait imposé ! (3)
Un sujet qui décide flou, des options qui n’existent peut-être pas… Décidément la clarté de la décision commence à se brouiller de plus en plus. Mais je sens que vous pensez que ceci reste marginal et secondaire : le plus souvent, vous savez qui décide, et les options sont réelles.
Oui probablement, mais il reste encore deux composantes à examiner : le couple objectif/vision et l’analyse de la situation
3) Le flou de la vision : que voit-on ?
Un décideur qui n’est pas toujours aussi clairement défini, des options qui sont parfois fictives, qu’en est-il maintenant de l’objectif et de la vision de la situation ?
Une autre façon de se poser la question de la clarté de l’objectif est de se demander si l’on est en capacité de relier cet objectif avec la situation présente, c’est-à-dire la décision à prendre, et surtout dans un délai de temps compatible avec la vitesse d’évolution de la situation présente. En effet, si ce délai est largement supérieur au temps disponible avant le moment où il faut décider, cela revient à dire que l’on n’a pas d’objectif. La disponibilité effective de cette connaissance et la capacité pour le sujet qui doit décider à l’intégrer à temps sont essentielles.
Notamment avoir des piles d’études détaillées, des prévisions multiples et complexes, ou des armoires de simulations diverses sont de bien peu d’utilité. L’objectif doit être mobilisable, donc simple, clair et présent dans la conscience de tous ceux qui participent à la décision.
Un objectif est une chose, mais faut-il aussi pouvoir lire la situation actuelle. Or, cette lecture est, ainsi que je l’ai indiqué à de multiples occasions dans mes différents articles, une affaire d’interprétation : même si rien ne nous est caché, nous n’avons pas accès directement à ce qui se passe autour de nous, car les informations brutes n’accèdent jamais telles quelles à notre conscience ; dans tous les cas, elles sont enrichies de notre connaissance passée, de nos émotions, et des inférences faites par nos processus inconscients (4). Certes, cet enrichissement est source de connaissance et d’accélération, mais il est aussi source d’erreurs, ce singulièrement dès qu’une rupture surgit.
Souvent en plus, nous ne voyons que partiellement la situation. Une partie nous est cachée par des obstacles, ou déformée par le brouillard de la distance. En effet, le ou les décideurs ne sont pas en prise directe sur la totalité des faits, mais uniquement au travers d’autres personnes, donc en étant dépendants de leurs interprétations personnelles, et au travers de systèmes, donc avec le filtre de ce qui a été programmé dans les systèmes en question.
Donc pour qu’une décision ait une chance d’être exacte, il faut que le sujet qui prend la décision soit défini, que l’objectif soit clair et mobilisable dans un délai compatible avec la vitesse d’évolution de la situation, et que cette dernière puisse être correctement interprétée. Pour parler trivialement, "C’est pas gagné"… mais possible.
4) Le flou des conséquences : comment prévoir ?
Certaines personnes ont un sens aigu du diagnostic, et avec peu d’informations, sont capables de procéder aux bonnes inférences. Pour peu alors que l’objectif visé soit accessible, elles sont donc à même de décider en connaissance de cause. Mais est-ce si certain, car il reste à examiner la quatrième et dernière composante : l’analyse des options… et de leurs conséquences.
Car pour que la décision soit exacte, il faut que les conséquences issues de celle-ci soient conformes avec l’objectif visé et l’analyse faite. Or, comme l’a indiqué le Général Vincent Desportes dans son livre, Agir dans l’incertitude, en reprenant les propos de Clausewitz, et son "brouillard de la guerre" : "la guerre est le royaume de l'incertitude, trois quarts des éléments sur lesquels se fonde l'action restant dans les brumes d'une plus ou moins grande incertitude" (5).
C’est la même chose pour toute entreprise, et encore pire : comment pouvoir prétendre modéliser tout ce qui va se passer ? Comment prévoir les conséquences de ses actes ? Comment anticiper les mouvements de la concurrence ? Comment savoir qu’elles seront les comportements des clients ? Comment avoir une vision mondiale de tous ces enchevêtrements ?
Impossible.
Voici donc ce qu’est, de fait, la situation idéale d’une prise de décision :
– Le ou les décideurs sont clairement identifiés, et savent que leurs processus conscients ne sont que la partie émergée de l’iceberg de leurs identités.
– L’objectif est connu et clair, c’est-à-dire que le ou les décideurs savent ce qu’ils visent, et l’ont dynamiquement à l’esprit.
– La situation est aussi bien que possible analysée, tout en sachant que cette analyse repose sur des lacunes multiples et des a priori non moins multiples.
– Les conséquences des choix éventuels sont évaluées, sans se perdre inutilement dans les détails, puisque la seule certitude, c’est que l’on n’a aucune chance d’anticiper réellement ce qui va se passer.
Bref, toute prise de décision est un pari sur le futur, et donc c’est en cela que j’ai dit au départ qu’elle était faussée, car l’une ou l’autre des hypothèses, et très certainement un grand nombre, se révéleront inexactes.
Est-ce à dire qu’il est illusoire et dangereux de décider, et qu’il ne faut se confier qu’au hasard ? Non, ce n’est pas du tout ce que je pense, mais il faut être conscient de ces limites, et en tirer toutes les conséquences.
(1) C’est ce que font bon nombre de joueurs de loto qui laissent le système générer pour eux le ticket de loto. Il s’agit bien d’une décision, car ils auraient pu le remplir eux-mêmes en s’inspirant d’une date de naissance, d’une plaque d’immatriculation, ou d’une séquence de chiffres quelconque.
(3) Par exemple, une étude a soumis deux équipes travaillant en atelier, à des bruits aléatoires et pénibles. Dans la première équipe, personne ne pouvait rien faire pour lutter contre ce bruit ; dans la deuxième, chacun était doté d’un bouton avec lequel il pouvait arrêter le bruit. Les résultats ont été les suivants : les membres de la première équipe ont été fortement perturbés par ces bruits, alors que ceux de la deuxième pas du tout… et pourtant aucun d’eux n’avait appuyé sur les boutons de contrôle. Comme quoi, nous supportons ce sur quoi nous pouvons agir, beaucoup mieux que ce qui nous est imposé.
(4) Voir la série d’articles que j’ai consacrés aux travaux de Stanislas Dehaene, et singulièrement les derniers portant sur le cerveau bayésien : Toute décision suppose une inférence bayésienneNous imaginons le monde avant de le vivre et Nous ne voyons pas ce que regardent nos yeux.
(5) Voir l’article que j’ai consacré à son livre : Être discipliné ne veut dire ni se taire, ni éviter les responsabilités.

(Article paru sur le Cercle Les Echos le 18 février , et sur mon blog en 5 parties entre le 30 janvier et le 6 février 2013)

28 mai 2019

ÊTRE IRRATIONNEL, C’EST NIER L’IMPORTANCE DES PROCESSUS CACHÉS OU INCONSCIENTS

La décision peut-elle être mise en équation ?
Pendant des années, Treca, un leader dans le domaine du matelas, s'est refusé à entrer dans le marché des matelas en latex. Pour lui, sorti du ressort, pas de salut. La Direction était arcboutée, et, malgré le développement du latex, refusait même d'en discuter. Bizarre, non ? 
Oui si l'on s'en tient à l'approche rationnelle, mais, si l'on prend le temps de connaître l'histoire de l'entreprise et le sens de son nom, on se donne une chance de comprendre ce qui se passait. Que veut dire Treca ? C'est un raccourci pour Tréfilerie Câblerie : l'entreprise était née autour de son activité de tréfilerie. Le ressort n'était pas seulement un « objet anonyme » qui était là pour assurer le confort des matelas, c'était la raison d'être de l'entreprise, la justification de son nom.
S'autoriser à étudier le marché du latex s'était risquer d'abandonner un jour le ressort, prendre le risque de « tuer son père ». Pas facile. Tout ceci était en arrière-plan, dissimulé dans l'inconscient collectif…
Au milieu des années 80, j’étais à la DATAR (Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Régionale), au sein de la petite équipe ayant pour mission de contribuer à une meilleure répartition géographique des emplois en France. Lors du choix de la localisation d’une nouvelle usine, au-delà des critères logiques et connus, nous en avions identifié un caché : la localisation de la résidence secondaire du ou des décideurs. 
Que se passait-il ? En fait l'analyse rationnelle des localisations possibles conduisait la plupart du temps à plusieurs options possibles. Le choix entre elles allait dépendre de la grille de choix et de la pondération entre les différents éléments d'analyse. Or cette grille et cette pondération étaient très largement subjectives et ne pouvaient être déduites d'aucun manuel de management. A ce moment-là, le ou les dirigeants concernés repensaient qu'eux-mêmes, auraient à aller dans cette usine, et que, si elle n'était pas trop loin de leur maison de campagne, ce serait quand même pratique…
A son arrivée à la tête de cette grande entreprise, ce dirigeant expérimenté avait eu pour la première fois de sa carrière à faire face à un nouveau secteur d'activités. Pas facile de comprendre la logique de ce secteur : les enjeux technologiques étaient complexes, le jeu concurrentiel mouvant, le rythme des innovations très particulier. En fait, il avait été un peu perdu. Bien sûr, il avait cherché à apprendre le plus vite possible toutes ces nouvelles règles du jeu, mais il gardait une nostalgie du secteur qu'il venait de quitter. Un peu comme s'il regrettait une terre natale. 
Heureusement, son entreprise était prospère et avait à choisir un nouveau domaine d'activités. Rapidement, une évidence s'imposa à lui : le secteur qu'il avait quitté, celui qu'il connaissait si bien, était le bon. Une étude stratégique après, la décision était prise : son entreprise allait s'y développer. Cette décision étonna bon nombre d'analystes, car le lien entre ce nouveau domaine et les activités historiques de l'entreprise n'était pas évident. Mais la signature apposée au bas de l'étude stratégique était tellement convaincante…
Histoire de l'entreprise, attentes cachées des décideurs, histoire personnelle du dirigeant, autant de facteurs essentiels dans un processus de décision.
D’aucuns y verront un problème, une tendance contre laquelle il faut lutter. Personnellement, je ne crois pas, car cela montre que nous ne sommes pas face à des mécaniques anonymes et inhumaines. Simplement un facteur de complexité supplémentaire à prendre en compte.
Car, penser que l'on peut tout mettre en équation, ce n'est pas être rationnel : nier la réalité des processus cachés et inconscients, c'est être irrationnel.
Être rationnel, c'est faire face à la réalité des processus cachés et inconscients… et apprendre à en tirer parti.

20 janv. 2016

CRÉER DE LA VALEUR EST UNE AFFAIRE D’ATTENTION

La création de la valeur comme le bonheur sont là juste devant nous … à condition que nous fassions suffisamment attention.

Extraits de « Bonheur et création de valeur » de Bernadette Babault (2002 - document d'origine en anglais « Happiness and Value Creation ») : 

« Les entreprises et les hommes sont prises dans un piège tendu par un malentendu similaire : les entreprises veulent créer de la valeur, les hommes du bonheur. Nous sommes convaincus que c'est notre but, aussi voulons-nous le faire arriver volontairement. Le malentendu est que, si c'est bien notre but d'atteindre bonheur et création de la valeur, ce n'est pas quelque chose que nous avons à faire advenir. Il est déjà là devant nous ; ce qui nous rend aveugle est notre besoin de le voir volontairement…
La création de valeur arrive partout et tout le temps. C'est un processus fait d'ajustements locaux et de coévolutions… Et ce qui prend une voie ou une autre est bien au-delà des procédures écrites, et ainsi restera invisible aux systèmes d'évaluation. Le système conscient d'une organisation ne peut pas saisir de quoi il est fait. Le management peut voir les résultats, définir des structures, des systèmes et des stratégies et vérifier que les buts sont atteints. Il peut sentir que quelque chose manque dans le paysage, mais il ne peut pas combler ce manque…

Mon approche du conseil est maintenant d'encourager les managers à observer « ce qui est là »… Observer une organisation sereinement et consciemment consiste à écouter des histoires sans les juger...

La première fois que des dirigeants sont encouragés à s'informer sur les situations quotidiennes sans réagir, ils sont sceptiques : « Je suis supposé avoir une opinion, une réponse, autrement pourquoi serais-je le patron ? »… Un PDG m'a dit un jour : « J'incarne la création de valeur ». Quel fardeau !...
Il faut de la compassion et de la patience pour rester attentif sans réagir, mais c'est aussi très gratifiant. Il faut de la force pour voir quelqu'un dans la douleur et résister à la tentation de l'aider, de lui proposer une solution, ou de s'excuser… On suppose que ne pas s'inquiéter est montrer que ce n'est pas important. Or être présent sans s'inquiéter, c'est dire sans aucun mot que « non seulement c'est important pour moi, mais j'ai aussi assez confiance en toi pour te laisser t'en sortir tout seul »…

Pendant que les autres décident où ils veulent aller avant d'embaucher des managers, les grands dirigeants (selon le dernier livre « Good to Great » de Jim Collins) embauchent des managers avec qui ils sentent qu'ils peuvent s'embarquer quel que sera le voyage à faire. Ils cherchent d'abord à avoir les bonnes personnes dans le bus, plutôt que savoir où va le bus. »

28 oct. 2015

NOUS SOMMES LES PREMIERS PILOTES DE NOTRE CORPS, MAIS PAS LES SEULS

Décider sans savoir pourquoi (6)
Voici maintenant un résumé extrêmement succinct de nos processus mentaux :
1. Il nous est physiquement impossible d’avoir accès aux données brutes : nous ne voyons pas, nous extrayons des informations de ce que nos yeux ont vu ; nous n’entendons pas, nous analysons ce que nos oreilles ont entendu, etc. Nous ne pouvons pas bipasser notre « Photoshop » mental.
2. Notre cerveau induit spontanément à partir de rien, ou presque rien : il fait dynamiquement des calculs de probabilités, construit des hypothèses, les teste, et après validation, s’en sert pour la prochaine itération. Il sait ainsi repérer des règles sous-jacentes, ce sans avoir besoin de les connaître a priori. Utile pour l’apprentissage de sa langue maternelle par un nouveau-né. Ce processus a lieu en amont de nos processus conscients. (1)
3. Se souvenir, c’est reconstruire et déformer : la mémoire n’archive pas un événement en un seul élément, mais en le démontant en une multitude de morceaux. Plus pratique pour le stocker et le transporter. Comme un meuble en kit : rappeler un souvenir, c’est le remonter à partir des morceaux en suivant le plan. Problème souvent il en manque un, ou il parvient abimé, ou on force trop lors du montage, ou le plan est incomplet. Bref, la mémoire n’arrête pas de se déformer, et de déformer pour se reformer.
4. L’essentiel de nos processus mentaux sont non conscients : la plupart du temps, nous ne savons ni pourquoi nous pensons ceci plutôt que cela, ni comment nous agissons. Les mécanismes qui y ont conduit, nous sont inaccessibles : nous ne pouvons que constater les effets. Cela va beaucoup plus loin que ce que vise la psychanalyse, car c’est quasiment tous nos processus cognitifs et moteurs qui sont en jeu.
5. Nous avons un cerveau intestinal et un microbiote : comme nous venons de le voir, les deux ont leur mot à dire. Bref nos gargouillis intestinaux peuvent conduire réellement à des maux de tête ! 
De tout cela, notre « Je » émerge, un « Je » doublement perméable au monde extérieur : par les évènements qui se produisent et nous heurtent ; par les bactéries qui entrent et sortent. Nous baignons dans l’écosystème du monde, et le dehors nous pénètre continûment. 
François Varela va plus loin en affirmant que le « je » et le « nous » sont indissociables, et que l’identité individuelle nait du collectif : « C'est ce que j'entends lorsque je parle d'un moi dénué de moi (nous pourrions aussi parler de moi virtuel) : une configuration globale et cohérente qui émerge grâce à de simples constituants locaux, qui semble avoir un centre alors qu'il n'y en a aucun, et qui est pourtant essentielle comme niveau d'interaction pour le comportement de l'ensemble. (…) D'un point de vue purement fonctionnaliste, on peut dire que « je » existe pour l’interaction avec autrui, pour créer la vie sociale. De ces articulations dérivent les propriétés émergentes de la vie sociale dont les « je » dépourvus de moi sont les constituants élémentaires. » (2)
Aussi, si nous sommes les premiers des pilotes de nos corps, nous n’en sommes pas les seuls : nous ne connaissons que la partie émergée de notre iceberg. Nous sommes et serons à tout jamais des inconnus pour nous-mêmes. Nous devons apprendre à vivre avec les terres inaccessibles qui nous habitent.
(1) Voir les cours de Stanislas Dehaene au Collège de France, et singulièrement ceux de 2012 sur le cerveau statisticien. Tous ses cours sont accessibles en ligne sur le site du Collège de France. Voir aussi tous les articles que je lui ai consacré sur ce blog
(2) Quel savoir pour l’éthique

26 oct. 2015

LES BACTÉRIES QUI NOUS HABITENT ONT LEUR MOT À DIRE

Décider sans savoir pourquoi (5)
Ils conditionnent notre capacité à plus ou moins bien transformer notre nourriture en énergie : une bactérie vient d’être identifiée qui, selon sa présence chez la souris, fait que celle-ci grossit plus ou moins ; elle dialogue avec les cellules de la paroi intestinale de la souris, et active les gènes qui déclenchent le fait de brûler des graisses. Résultat : la souris stocke plus ou moins d’énergie. Autre propriété des microbiotes : selon ses caractéristiques, nous avons des prédispositions à certaines maladies. Peut-être prochainement, pour avoir une action préventive, il suffira d’étudier la flore intestinale.
Selon les bactéries qui nous habitent, selon notre flore intestinale, notre corps fonctionne donc plus ou moins bien. Mais nos pensées ? Est-ce que notre comportement dépend de ces hordes de micro-organismes qui vivent en nous ?
Pour commencer à répondre à cette question surprenante, des tests ont été réalisés sur deux groupes de souris, les unes agressives, les autres pas : quand on échange leurs microbiotes, les calmes deviennent agressives, et réciproquement. Une preuve que le microbiote influence le cerveau. Autre exemple d’action conditionnée chez la souris avec le cas de la toxoplasma : présente au sein d’une souris, elle peut générer une attitude suicidaire en poussant la souris à se laisser approcher par des chats, et ainsi à être mangée, ce pour le seul bénéfice de la toxoplasma. En effet, celle-ci se développe mieux dans l’organisme d’un chat et a tout intérêt à ce que la souris soit mangée.
Et l’homme ? Sommes-nous aussi influencés par notre microbiote ? Difficile de répondre à cette question, car comment isoler l’effet mental d’un probiotique, surtout car il est lui-même composé d’une multitude de molécules ? Une étude publiée en mai 2013 par Kirsten Tillisch, du centre de neurobiologie du stress de Los Angeles, apporte une première réponse positive. Le test a porté sur soixante femmes auxquelles on a donné des yaourts avec ou sans probiotique. L’étude a montré que celles qui ont pris des probiotiques sont moins réactives aux images négatives et potentiellement menaçantes : on modifie des yaourts, et en conséquence, on modifie ce qui se passe dans le cerveau ! Mais attention prudence car si les effets sont certains, mais ils sont largement encore imprécis. Il est seulement possible de dire qu’une composante de notre comportement doit venir des bactéries qui nous habitent.
Nous aurions donc en quelque sorte trois cerveaux : deux en propre – un venu du fond des âges et tapi dans les méandres de notre intestin, un doté d’un néocortex qui fait de nous un homme –, et le microbiote intestinal – cent mille milliards de bactéries, depuis notre naissance, qui nous accompagnent et nous influencent. C’est de l’interaction de ces trois composantes que naissent nos décisions, et non pas seulement de ce que nous appelons notre conscience.
Qu’en aurait pensé Sigmund Freud s’il avait su que notre intestin et les bactéries qui s’y trouvent, agissaient sur nos émotions et nos choix ? A côté de la psychanalyse classique, faut-il en appeler à une psychanalyse gastrique et bactérienne ? Je ne vois pas comment arriver à les faire parler de leurs rêves. Faut-il essayer de faire allonger les bactéries sur des divans ?
(à suivre)

21 oct. 2015

LES BACTÉRIES QUI NOUS HABITENT OU NOTRE TROISIÈME CERVEAU

Décider sans savoir pourquoi (4)
Bref, notre identité et nos pensées ne naissent pas seulement de notre cortex, mais le cerveau intestinal y participe. Mais est-il le seul ? Non, car les bactéries présentes dans notre corps ont elles aussi leur mot à dire : notre intestin en héberge cent mille milliards, soit près de cinq cents fois plus que d’étoiles dans notre galaxie ; c’est le microcosme le plus dense avec dix fois plus que de cellules que celles de notre corps. 
Ces bactéries ne sont pas toutes des squatters de notre intestin, car certaines y travaillent pour nous : nous leur offrons le gîte et le couvert, et elles digèrent notre nourriture pour nous. Sans les deux kilos qu’elles représentent, nous ne survivrions pas.
Quand commence cette colonisation ? Dès notre naissance, c’est-à-dire dès que l’embryon quitte le milieu stérile et protégé de l’utérus de sa mère. Lors des premières minutes, les bactéries nous envahissent, et les premières occupantes contribuent à sélectionner les suivantes : nous sommes quasi immédiatement dotés d’un microbiote intestinal, c’est-à-dire d’une population de micro-organismes vivant en accord avec nous.
Aussi, en sus de l’ADN hérité de nos parents, selon les hasards de la vie, du moment et de l’endroit où nous naissons, nous sommes habités par un autre complémentaire infiniment plus vaste. Comme on peut séquencer notre ADN, c’est-à-dire avoir une photographie analytique de notre identité génétique, il est possible de séquencer celui de notre microbiote et d’analyser ses propriétés. 
Les premiers résultats ouvrent des perspectives nouvelles : on a montré que tous les microbiotes intestinaux pouvaient être classés en trois groupes principaux, appelés entérotypes ; chacun d’entre nous est donc caractérisé non plus seulement par un groupe sanguin, mais aussi par un entérotype ; plus surprenant, l’appartenance à un groupe ne dépend ni de la race, ni de l’âge, ni du sexe.
Quelles sont les conséquences de cette appartenance ? 
(à suivre)

19 oct. 2015

L’INTERACTION ENTRE NOS DEUX CERVEAUX

Décider sans savoir pourquoi (3)
On aboutit à la synthèse suivante : un cerveau entérique qui pilote la digestion, un cerveau central qui, déchargé de cette tâche essentielle mais locale, gère le complexe. Je digère en bas, je pense en haut. Entre les deux, un nerf vague relie les deux pour transmettre ce qui doit l’être.
Belle vision mécanique du fonctionnement de notre corps… mais trop simpliste et incomplète.
D’abord parce que l’interaction entre les deux ne se fait pas que par le biais des voies dites normales. Par exemple, la sérotonine qui est produite par le cerveau entérique pour piloter le processus de la digestion, est aussi un des neurotransmetteurs utilisés par notre cortex : elle joue un rôle dans le sommeil, la dépression, l’agressivité, ou le contrôle de la douleur. Aussi quand nos neurones intestinaux en produisent en excès, et qu’une partie vient se perdre dans notre sang, un peu de cette sérotonine vient influencer nos émotions : sans en être conscients, nous vivons sous l’influence de notre ventre. Nous voilà donc avoir littéralement la peur au ventre ! Comme quoi, nos mots ont anticipé ce que nous ne venons que de comprendre. Si les messages transmis par notre cerveau entérique n’atteignent pas notre conscience, ils agissent sur notre capacité à voir le monde : notre ventre contribue à notre inconscient. 
Nous découvrons aussi que le ventre et la tête partagent bon nombre de maladies. Ainsi la maladie de Parkinson et la dépression pourraient apparaître d’abord dans le cerveau intestinal. En Chine, grâce à un traitement par acupuncture abdominale, on arrive à traiter la dépression : je pique le ventre, et mes soucis s’en vont. Pourra-t-on demain faire des diagnostics préventifs en prélevant un morceau d’intestin ? Ce serait un double bénéfice : savoir plus tôt et sans avoir à faire une biopsie dangereuse du cerveau. 
Finalement, une image pertinente du fonctionnement de notre corps est de le voir comme un monde de tubes, de fluides et de tuyaux, un réseau complexe au sein duquel des informations et des messages sont continûment échangés. De ce réseau, selon des modalités qui nous dépassent et dont nous ne percevons encore que des bribes, émergent des propriétés. Telle est d’ailleurs l’approche de la médecine chinoise qui pense globalement le corps : elle le conçoit comme un ensemble de flux d’énergies reliés au reste de l’univers. En Occident, on analyse chaque élément ; en Chine, on s’intéresse au tout, aux relations entre les différentes parties du corps. 
(à suivre)

14 oct. 2015

LA NAISSANCE DU DEUXIÈME CERVEAU

Décider sans savoir pourquoi (2)
Pourquoi, ultérieurement, notre cerveau principal s’est-il développé ? Pourquoi progressivement des neurones sont-ils nés loin des tubes digestifs ? 
Pour améliorer la capacité de l’organisme vivant à se nourrir : non plus seulement digérer ce qui se trouve à proximité de la paroi externe, mais être capable de se déplacer pour chercher de la nourriture, d’entendre et voir pour trouver, de toucher pour saisir, de sentir et goûter pour trier. Et comme celui qui se nourrit peut aussi être la proie d’un autre, ces cinq sens servent aussi à se défendre pour survivre. Ainsi, notre deuxième cerveau est né pour accroître les chances de durer et se développer : manger sans l’être.
Ce cerveau, petit à petit, a grossi et pris place dans une boîte crânienne : de cette position de vigie centrale, il a contrôlé les organes moteurs et assuré le pilotage d’un organisme sans cesse plus complexe, un intestin sur pattes, avec des yeux et des oreilles, doté d’un cerveau plus important que le cerveau originel.
La puissance mentale grâce à l’invention du « cuire »
Que s’est-il passé ensuite ? Comment nous retrouvons-nous capables de penser à autre chose que manger ou nous défendre ? Comment a pu naître un cortex nous permettant de penser, écrire des poèmes, inventer les mathématiques ou décider de faire la guerre gratuite à nos congénères ?
C’est l’invention du feu qui fut le déclencheur : il a décuplé la performance de nos processus digestifs, et libéré une quantité d’énergie la rendant disponible pour autre chose. En effet, cuire un aliment avant de l’ingérer, c’est le prédigérer. L’homme avec l’invention du feu s’est trouvé doté d’un surplus d’énergie et de cellules nerveuses capables de développer d’autres finalités : travailler moins en gagnant plus, en quelque sorte. 
Nouveau résumé : l’homme est devenu homme parce qu’il est un tube digestif qui a su cuire. Notre cerveau qui n’était qu’une excroissance de son ancêtre originel, a pris son indépendance, et s’est tellement développé que nous en sommes venus à oublier le cerveau intestinal. Classique meurtre du père !
(à suivre)

12 oct. 2015

LE CERVEAU INTESTINAL EST LE PREMIER

Décider sans savoir pourquoi (1)
Nous sommes persuadés d’être aux commandes de notre corps. Est-ce si sûr ? De quoi sommes-nous vraiment conscients ? De nous vraiment ? Oui et non. Nous ne sommes conscients que de ce que nous percevons de nous-mêmes, c’est-à-dire la pointe de l’iceberg. Haruki Murakami y a mis toute sa poésie pour l’expliquer : « L'homme est comme un immeuble : dans les étages, il y a sa vie, et au premier sous-sol, les débris de sa mémoire. Au second sous-sol, ce sont des amas épars, les arcanes de l'âme dont il faut déchiffrer les énigmes. La plupart des écrivains s'arrêtent au premier sous-sol, mais c'est en entrant dans le second que l'on peut essayer de retrouver la trame d'un récit. Tout se joue là. » (1)
Vous êtes surpris ? C’est un des apports essentiel des neurosciences, ce nouveau tissu de connaissances qui se construit depuis les années 80. 
Commençons par l’histoire de notre cerveau intestinal.
Notre intestin est tapissé d’une centaine de millions de neurones, soit près du double du cerveau d’un rat : c’est une intelligence décentralisée qui permet un traitement rapide du processus clé et complexe de la digestion, ce sans solliciter notre cerveau principal. Les deux cerveaux sont-ils totalement indépendants ? Non, car ils sont réunis par un nerf au joli nom, le nerf vague, dont le rôle reste encore imprécis : il assure une forme de synchronicité entre les deux, sans entraver l’autonomie de chacun.
Nous avons donc un cerveau dans notre intestin. Étrange sensation, non ? Mais il serait encore plus exact de dire que nous étions un intestin intelligent qui s’est progressivement doté d’un cortex pour mieux survivre. Encore plus étrange, non ? C’est pourtant bien dans cet ordre que la vie a déroulé le ruban de son évolution.
Tout a commencé au début par la digestion : savoir se nourrir du dehors, c’est-à-dire arriver à capter ce qui peut être transformé en énergie, tout en se protégeant de ce qui peut détruire. Je digère donc je vis. Si le propre de l’homme est le rire, celui de la vie est la digestion, c’est-à-dire la capacité à manger l’autre. Et ce n’est pas facile : comment trier dynamiquement dans le bain qui entoure ce qui est bon, et rejeter le reste ? Petit à petit, au fur et à mesure du développement, les cellules primaires ont donné naissance à un système digestif : des neurones sont venus tapisser les parois et l’intelligence est née. Voilà l’origine des neurones : savoir digérer. Aussi notre cerveau entérique – appellation scientifique du cerveau intestinal – est-il celui qui a précédé l’autre.
(1) Conférence à l'université de Kyoto, le 6 mai 2013
(à suivre)

9 sept. 2014

LA SOLUTION FACE À L'INCERTITUDE N'EST PAS DANS L'ACCROISSEMENT DES CONTRÔLES, MAIS DE LA CONFIANCE

Le management par émergence : Pour un Dirigeant porteur de sens et de compréhension (5)
Pourtant, souvent je vois encore des dirigeants qui tombent dans l'illusion du contrôle par la centralisation, et croient piloter parce qu’ils décident. Ils sont dans l’erreur du « Decido, ergo sum » !
Il est vrai que les forces qui luttent contre la décentralisation et le lâcher-prise sont fortes, et malheureusement de plus en plus en action :
- Le déficit de confiance se propage sans cesse : celui qui détient les rênes du pouvoir se croît supérieur, et pense que les abandonner aux autres est une prise de risque. Il ne voit pas que sa compréhension de la situation est faussée par la distance, et que la vraie prise de risque est de décider lui-même les modalités d’action.
– Fort de la puissance des systèmes d’information, il est dans l’illusion de la connaissance totale : connecté en temps réel avec tout ce qui se passe, il imagine qu’il peut voir et comprendre tout ce qui advient. Mais ces informations ne sont toujours que partielles, froides, et surabondantes.
– Pris dans la lumière constante des médias, il se sent vulnérable : plus rien n’est loin du centre, et tout peut l’atteindre immédiatement. Une erreur même mineure, commise dans une filiale lointaine, peut avoir des effets catastrophiques en terme d’image pour l’entreprise. Par peur d’être mis en cause, le dirigeant veut tout savoir.
– Sa responsabilité personnelle est accrue par la judiciarisation du monde : le dirigeant sait qu’il peut être juridiquement responsable de tout ce qui advient dans son entreprise, y compris pour des actes qu’il n’a pas personnellement décidés. Ce n’est vraiment de nature ni à la détendre, ni à faciliter la décentralisation.
Mais, malgré ces obstacles réels, et singulièrement les deux derniers, je reste convaincu que la pire des décisions est de vouloir décider de tout et de ne pas décentraliser.
Car, pour avancer dans le brouillard de l’incertitude, l'important c'est la confiance : sans l’abandon que représente la confiance, on est tétanisé dans une recherche de réassurance sans fin, et agir devient impossible.
Elle est multiforme : confiance en soi et en sa capacité individuelle à faire face aux situations ; confiance dans les autres, et les institutions, notamment dans l’entreprise où l’on se trouve. Elle est celle du paysan qui sème des graines, et sait, par expérience, qu’il devrait l’année prochaine avoir une récolte ; elle est celle du fabricant qui prévoit que tel bien devrait être vendu une fois fabriqué et mis en vente; elle est celle du client qui croît la promesse qui lui est faite…
Au dirigeant d'être le créateur de cette confiance. Sans confiance individuelle, il n’y a que des peurs, et aucune anticipation positive. Sans confiance collective, il n’y a ni cohésion, ni création de valeur globale durable.
Ainsi les qualités requises pour diriger sont-elles davantage celles d’un visionnaire philosophe et historien que d'un expert en mathématiques : avec la philosophie, il apprend l’importance de la quête du sens et la difficulté de l’atteindre ; avec l’histoire, la partialité et la vulnérabilité des interprétations. Il sait qu'il peut sous-traiter les calculs, jamais ni la compréhension, ni l’empathie, ni la vision !

8 sept. 2014

UN DIRIGEANT CONSCIENT DE SES LIMITES

Le management par émergence : Pour un Dirigeant porteur de sens et de compréhension (4)
Tout homme, dirigeant compris, n'a accès qu'à la partie émergée de son identité : le "je" qu'il connait, la conscience qu'il a de lui-même ne sont que la surface de ce qu'il est. Quels que soient ses efforts, ses décisions et ses actes seront conduits majoritairement par ses processus inconscients : il doit l’avoir intégré, et donc se méfier des situations où son expérience et son passé pourraient l’amener à avoir des intuitions fausses. Ceci devrait l’amener à ne pas diriger une entreprise dans laquelle il n’a pas grandi, ou qui est trop éloignée de celle où il a travaillé.
Il doit aussi avoir compris que, dans notre "Neuromonde", ce monde de l'hyperconnectivité, ce monde où le moindre événement fait vibrer la toile collective, l’incertitude n’est pas le témoin d’un déficit de connaissance ou une anomalie, mais le fruit du développement, et croît inévitablement avec le vivant : s’il lutte contre elle, et pense la réduire par le contrôle et la prévision, il fait fausse route. Renforcer son entreprise, c’est l’accroître, tout en développant une capacité collective à en tirer parti.
Acceptation de ses émotions, compréhension de l’importance des processus inconscients, stabilité personnelle, on est bien loin de l’image d’un dirigeant qui serait performant pour avoir une tête bien faite, garnie d’équations, de mathématiques et de business plans en tous genres !
(à suivre)

4 sept. 2014

UN DIRIGEANT DOIT S'ENGAGER

Le management par émergence : Pour un Dirigeant porteur de sens et de compréhension (3)
Il ne suffit pas de fixer le cap, il faut être présent et exemplaire au quotidien : diriger, ce n’est pas seulement dire et montrer, c’est savoir traduire ses pensées en actes et démontrer leur faisabilité.
Diriger, ce n’est pas non plus avoir peur de décider, c’est avoir compris que, si ses propres décisions sont parfois nécessaires, elles sont souvent de peu de poids face à toutes celles qui se prennent sans cesse et de partout.
Diriger, c’est aussi, dans notre monde de médias, être le porte-drapeau de son entreprise, non pas pour se mettre en avant, mais pour la mettre en avant : être fier du succès de ceux que l’on représente, et que l’on incarne.
Diriger c’est finalement souvent une affaire de courage. Mais pas le courage factice du violent ou de celui qui se croît supérieur. Non, le courage calme de celui qui s’engage, qui n’a peur ni d’expliquer, ni de revendiquer, ni d’assumer, qui est aux côtés de ceux qui agissent, qui, le cas échéant, défend l’entreprise et le collectif accumulé qu’elle représente.
(à suivre)

3 sept. 2014

UNE ENTREPRISE PEUT-ELLE SE PASSER DE DIRIGEANT ?

Le management par émergence : Pour un Dirigeant porteur de sens et de compréhension (2)
Fascinant de regarder des étourneaux voler groupés tout en pouvant se scinder en cas d'attaque, des fourmis de feu se transformer en radeau vivant quand l'inondation surgit, ou des abeilles voter pour choisir un emplacement pour une nouvelle ruche... Aucun chef ne leur est nécessaire, aucun leader n'est là, et pourtant la collectivité avance et progresse.
Alors pourquoi n'en est-il pas de même pour les entreprises ? Pourquoi donc leur existence et leur développement sont-ils indissociables de la présence d’un dirigeant ?
D’abord parce qu'elles ne naissent pas d'elles-mêmes : pas d'émergence spontanée, pas d'auto-création ! Au départ, il y a toujours un projet individuel fait d’intuition et de volonté.
Ensuite, parce qu'à la différence d'un être vivant, une entreprise n'est pas dotée naturellement d'ADN : sans lui, prise dans les vagues de l’incertitude, la structure collective se désagrège. Sans un dirigeant pour fixer la stratégie et la transformer en culture partagée et vécue, pas d'ADN, et rapidement plus d'entreprise.
Or,  concevoir une stratégie et faire vivre une culture sont un art difficile et complexe qui allie :
- Vision : s’abstraire des bruits ambiants et des idées reçues pour penser à partir du futur, percevoir les points fixes, et imaginer ce qui n’existe pas encore, une mer à viser à tout jamais.
- Réalisme : s’assurer que cette vision n’est pas un rêve inaccessible, qu’elle est compatible avec ce que peut faire l’entreprise, et la transformer en culture quotidienne.
 (à suivre)

2 sept. 2014

LES DÉCIDEURS SONT MORTS, VIVE LES DIRIGEANTS !

Le management par émergence : Pour un Dirigeant porteur de sens et de compréhension (1)
Article paru dans la revue PAM n°4 de l’Association Ponts Alliance
La plupart des livres de management, des colloques ou des propos d’experts tournent autour de la décision : comment décider dans l’incertitude ? Les actionnaires, comme les salariés ou les pouvoirs publics semblent rêver d’un gourou charismatique qui saurait trouver le cap et sauver son entreprise du chaos environnant.
Mais comment dans un Neuromonde tissé d’incertitudes croissantes, du foisonnement de matriochkas s’emboîtant et se chevauchant, d’émergences multiples et imprévues de propriétés rendant obsolètes ce qui était pensé comme certain la veille, un dirigeant, seul ou avec une équipe rapprochée, pourrait-il sauver une collectivité ?
Daniel Kahneman est un de ceux qui a le mieux montré les limites de l’homme miracle. Dans son dernier livre, Thinking fast and slow, il s’en prend au mythe tant de la « main magique » dans le basket professionnel que du PDG sauveur de son entreprise : « Bien sûr, certains joueurs sont plus précis que d’autres, mais la séquence de tirs ratés et réussis satisfait tous les tests du hasard. La main magique n’est vraiment qu’une vue de l’esprit, les spectateurs étant toujours trop prompts à vouloir déceler ordre et causalité au cœur du hasard. »
Si l’impact direct du leader est réel, n’est-il pas évident qu’au fur et à mesure du déploiement du Neuromonde et des méga-entreprises, il est de plus en plus limité, et que tout dirigeant est de moins en moins légitime à clamer que c’est d’abord grâce à lui seul que le succès est arrivé ?
Car, si l’on réfléchit bien, dès que l’entreprise atteint une certaine taille, la plupart des décisions sont prises quotidiennement sans lui et loin de lui : à l’occasion d’un rendez-vous avec des clients, face à une panne imprévue dans une usine, lors de la découverte des spécificités d’un pays à l’autre bout de monde, pour faire face à l’attaque d’un concurrent,… Si tout remontait à lui, non seulement l’entreprise mourrait d’asphyxie, mais, comme il ne peut être ni omniscient, ni omnicompétent, le plus souvent la pire des décisions serait prise.
Mais si les Décideurs tout puissants sont morts, les entreprises, prises dans les vagues turbulentes de l’incertitude, ont plus que jamais besoin de Dirigeants, car sans eux, elles ne seront que ballotées et détruites.
Mais des Dirigeants qui ont compris que diriger, ce n’est réduire ni l’incertitude, ni la complexité, c’est savoir vivre avec et en tirer parti. Ce n’est ni facile, ni immédiat, car la tentation spontanée est de faire l’inverse.
Savoir faire face et accepter le vertige de l’émergence de la décision qui naît, plus qu’elle n’est voulue…

(à suivre)

13 mai 2014

ÊTRE LE PREMIER DES PILOTES DE SON CORPS, MAIS PAS LE SEUL

L’écosystème de notre corps (11)
Qui décide ?
Est-ce moi qui, consciemment, choisit de faire ceci ou cela ? Quelle est la portée de l’influence du cerveau intestinal qui pèse sur mes émotions et modifie ma perception du monde et des risques ?
Jusqu’à quel point les bactéries qui sont présentes dans mon microbiote intestinal peuvent-elles me faire mener des buts qui servent leurs intérêts, ce voire au préjudice de ma propre survie ? Puis-je être une sorte de véhicule passif de micro-organismes qui me manipuleraient ?
Très probablement pas… mais je suis certainement influencé. Je repense à ces scènes cauchemardesques des films Alien où les humains se transforment en simple véhicule d’êtres qui les détruisent. Rien à craindre de tel.
Je repense aussi au livre de Richard Dawkins, Le Gène égoïste, publié en 1976, où il soutient la thèse que ce sont les gènes qui manipulent le vivant et son évolution. Comme il est expliqué dans Wikipedia, « en décrivant les gènes comme étant « égoïstes », l'auteur n'entend pas par là (comme il l'affirme sans équivoque dans le livre) qu'ils sont munis d'une volonté ou d'une intention propre, mais que leurs effets peuvent être décrits comme si ils l'étaient. Sa thèse est que les gènes qui se sont imposés dans les populations sont ceux qui provoquent des effets qui servent leurs intérêts propres (c'est-à-dire de continuer à se reproduire), et pas forcément les intérêts de l'individu même. Cette vision des choses explique l'altruisme au niveau des individus dans la nature, en particulier dans le cercle familial : quand un individu se sacrifie pour protéger la vie d'un membre de sa famille, il agit dans l'intérêt de ses propres gènes. »
Finalement la réalité est très certainement plus complexe, et est le résultat de tendances naturelles et compétitives : des gènes qui cherchent à survivre et à se propager, des êtres vivants multiples qui cherchent à élaborer un écosystème plus favorables pour eux, un néocortex qui analyse sous influence et fait des choix, des chocs aléatoires et imprévisibles qui organisent des télescopages entre tous les acteurs et toutes les actions.
De cet écosystème global et chaotique, émergent des trajectoires individuelles dont nous croyons être à l’origine, alors que nous n’en sommes qu’un des participants.
Comprenons et admettons que notre corps est constamment pénétré par le monde dans lequel il baigne, et que, si nous en sommes le premier des pilotes, nous n’en sommes pas le seul.

25 mars 2014

LES DÉCIDEURS SONT MORTS, VIVE LES DIRIGEANTS

Pour un Dirigeant porteur de sens et de compréhension – Vidéo 1
Les décisions d'un Dirigeant sont certes importantes et nécessaires, mais face à la masse des décisions qui se prennent constamment au sein de l'entreprise et autour d'elle, elles ne sont que de peu de poids dans ce flot constant. Aussi la question clé n'est plus tant la décision que la capacité à faire émerger une direction à peu près stable de ces mouvements chaotiques : Diriger est donc de plus en plus manager par émergence.